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Saint-Germain-des-Prés un jeune mendiant de seize ans, nommé François Lesueur, dont l’intelligence paraissait assez vive, et qui était aveugle depuis l’âge de dix-huit mois. Ce ne fut pas sans peine qu’il lui persuada de le suivre ; l’enfant faisait de bonnes recettes, et, avant de jeter la tirelire aux orties, il se fit assurer par son futur bienfaiteur une somme quotidienne égale aux aumônes que chaque jour il recueillait. Valentin Haüy avait eu la main heureuse : en six mois, Lesueur lisait, calculait et savait un peu de musique.

Tout en débrouillant les premières idées de son élève, tout en lui apprenant à reconnaître par le toucher la forme des lettres en relief qu’il avait fait exécuter et avec lesquelles il lui enseignait à composer des phrases, Valentin Haüy étudiait les procédés que quelques aveugles avaient inventés pour eux-mêmes, entre autres celui de l’aveugle du Puiseaux et celui de Saunderson, dont Diderot a parlé, qui avait imaginé une véritable machine à calculer à Cambridge, où il était professeur de mathématiques ; mais il était surtout attiré par une demoiselle Paradis, née à Vienne en Autriche, pianiste assez remarquable, et qui était alors fort à la mode à Paris, où elle était arrivée en 1783. De larges pelotes en forme de volumes in-quarto, sur lesquelles elle piquait des épingles, lui servaient à noter les sonates qu’on lui dictait, et qu’ensuite elle apprenait par cœur à l’aide de ses doigts. Ses connaissances en géographie étaient assez étendues : elle les devait à un nommé Weissenbourg, aveugle de Manheim, homme ingénieux qui avait fait confectionner pour lui des cartes en relief, où les limites des états étaient indiquées par des chenilles de soie, les villes par des perles de différente grosseur, les mers par un vernis très poli, les terrains par du grès pilé menu. Mlle Paradis excitait une vive curiosité : la lettre de Diderot sur les Aveugles était encore dans toutes les mémoires ; Valentin Haüy s’appropria une partie de ces procédés, il les développa, et, tant par expérience que par invention, il créa sa méthode. Telle qu’elle est, elle nous paraîtrait bien primitive, car elle a été singulièrement améliorée ; elle n’en est pas moins l’œuf même qui contenait en germe les perfectionnemens qui la rendent si précieuse aujourd’hui.

Haüy commença par déterminer le caractère dont la forme est le plus facilement perceptible au toucher : il élimina le romain, qui est carré et amène des confusions entre certaines lettres, telles que l’n, l’m, l’u ; il rejeta l’italique, dont les longues queues et l’attitude penchée peuvent être une cause d’erreur, et il s’arrêta définitivement à une bâtarde droite, qu’on appelait alors l’écriture française, et à laquelle nous devons les beaux manuscrits du XVIIe siècle. Il avait remarqué que l’épreuve d’imprimerie faite à la brosse porte au verso un relief assez accentué, qui reproduit à l’envers les lettres noires du