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vue acquéraient facilement une délicatesse de toucher qui les aidait à distinguer les objets presque à coup sûr. C’était là une observation que tout le monde avait déjà faite ; mais il en tira cette conséquence, que, si un aveugle reste aveugle en présence d’une surface exactement plane, il peut devenir voyant lorsqu’on lui met sous les mains un relief appréciable. Une lettre imprimée est sans signification pour un aveugle, une lettre gauffrée lui offrirait un sens. Il s’agissait donc d’avoir à l’usage des hommes frappés de cécité des livres imprimés en lettres saillantes. Les exemples de lecture, au lieu d’être exposés aux yeux des élèves, seraient placés sous leurs doigts. Ce fut là l’idée à la fois très ingénieuse et très simple d’où sortit une série d’exercices raisonnes qui devaient donner corps à une nouvelle théorie d’enseignement exceptionnel.

Cette conception s’empara de Valentin Haüy avec une extrême intensité ; mais la théorie ne suffisait pas : il voulut se prouver à lui-même par la pratique qu’il était sur la voie d’une découverte réellement féconde. Il se mit en quête de son premier élève ; naturellement ce fut aux portes des églises qu’il fit ses recherches. En effet, à cette époque les aveugles sans ressources, ne pouvant ni travailler ni s’instruire, en étaient réduits à s’adresser à la charité publique ; ils n’avaient qu’une seule profession, celle de mendians. Ils appartenaient presque tous à cette vaste corporation dont le conseil capitulaire siégeait aux Quinze-Vingts, dans l’hôpital célèbre que saint Louis avait non pas fondé, mais considérablement augmenté par les constructions qu’il avait fait élever sur l’emplacement du Champ-Pourri. Ils avaient, depuis l’origine même de l’établissement, des crieurs spéciaux qui s’en allaient par les rues et sollicitaient à haute voix la commisération des passans en faveur de l’œuvre. Dans ses Contes et fabliaux, Guillaume de la Villeneuve a dit :

A… crier mètent grant paine,
Et li avugle a haute halaine :
Du pain à cels de champ-porri !


Les pensionnaires, les associés des Quinze-Vingts portaient une tirelire à la main, et sur la poitrine, à gauche, une fleur de lis qui leur avait été concédée par acte authentique de Philippe le Bel en 1312 : ils avaient le privilège de placer un tronc à leur profit dans toutes les églises de France ; de plus on leur adjugeait aux enchères le portail des églises de Paris. Ils n’étaient donc pas tolérés « au bénitier » à titre courtois, comme on pourrait le croire et comme on le voit de nos jours ; ils y étaient en vertu d’un droit acquis à beaux deniers comptans qui, remis à la caisse de l’hospice, servaient à soulager les aveugles dénués[1]. Valentin Haüy découvrit à

  1. Mémoires de l’abbé Georgel, Paris 1820, t. Ier, p. 485.