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doivent être faites sans hâte, sans passion, sans esprit de parti, en se gardant bien, soit de réveiller les anciennes inimitiés par des provocations inutiles, soit d’étouffer la vie cantonale, et de briser la tradition fédérative à laquelle tient l’existence même de la Suisse.

La Suisse en effet n’est pas une nation comme une autre ; elle n’a rien de commun avec les grands états centralisés qui occupent presque toute l’Europe, Elle subsiste au milieu de l’Europe moderne comme un dernier vestige de la diversité du moyen âge. On a dit avec raison que la Suisse représentait l’Europe entière en raccourci ; elle contient effectivement des échantillons de toutes les races européennes. Tandis que dans le reste de l’Europe les diverses races tendent à s’isoler ou à s’absorber les unes les autres, et que ce double travail d’unification ou de dislocation nationale donne lieu à des luttes sanglantes ou à de sourds antagonismes, la Suisse seule offre le spectacle, consolant de toutes ces races vivant en bon accord dans un mutuel respect, dans une commune indépendance, et ne formant volontairement qu’une seule nation. Ce faux principe des nationalités, dont on a tant abusé pour l’oppression des peuples, et qui foule aux pieds leurs volontés et convenances au nom de la philologie, de l’ethnologie, de la géographie et de l’histoire naturelle, n’a pas de sens pour une nation fédérative comme la Suisse. Au lieu de faire reposer la solidarité nationale sur une conformité matérielle de race ou de langage, elle la place bien plus haut, dans la communauté des intérêts et des souvenirs, dans la jouissance commune des mêmes libertés, dans une ancienne confraternité historique et nationale, enfin dans un libre contrat entre des hommes libres. La nationalité suisse représente ainsi quelque chose de plus élevé que les liens du sang ; elle représente la liberté, et c’est pour cela qu’elle n’a rien à craindre de l’annexion ou de la conquête étrangère aussi longtemps qu’elle restera unie et libre. Elle peut braver la théorie moderne des nationalités, parce qu’elle en est la négation vivante. Assurément la Suisse unifiée à l’image de la France ou de l’Allemagne ne jouerait pas le même rôle, et n’occuperait pas la même place en Europe que la Suisse à l’état de république fédérative. Ce qui fait encore sa force, ce n’est pas l’étendue de son territoire, ni le grand nombre de ses soldats, ni la grosseur de son budget ; c’est l’inviolabilité que lui assurent la libre union de ses diverses parties et l’unanimité patriotique avec laquelle tous ces petits états séparés, qui se querellent si souvent entre eux, sauraient pourtant se dévouer tous ensemble à l’indépendance nationale, s’ils la voyaient menacée par une agression étrangère.