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minorité. On la vit passer avec dégoût ; on ne plaignit dans le premier moment ni les dégradés, ni les inintelligens, ni les déclassés. On avait encore devant les yeux la tyrannie populacière, les vols à domicile, les monumens en flammes, les meurtres d’innocens, avec raffinemens de cruautés, sur les places publiques et dans les prisons. À ce moment, il semblait que la répression fût à peine assez sévère. Une année a suffi pour changer tout cela. Les peureux ont oublié leurs craintes, l’insurrection d’hier est déjà de l’histoire ancienne, l’horreur des exécutions sans jugement est presque effacée, on s’habitue aux ruines des édifices encore noirs de pétrole, et la colonne Vendôme semble n’avoir jamais été qu’un piédestal. La répulsion qu’inspirait d’abord cette île de Paris, qu’on vit s’écouler vers nos ports, a fait place à l’indifférence. Des journaux demandent l’amnistie ; ils trouvent au palais législatif de Versailles des échos empressés. La complicité tacite des uns, la crainte dissimulée des autres, l’indulgence aveugle de l’opinion, les aberrations de l’esprit de parti, maintiennent devant les yeux des transportés la perspective d’un prochain rappel qui suffirait à rendre illusoires les projets de colonisation si chèrement subventionnés.

Les déportés politiques sentent bien la crainte qu’ils inspirent, et qui se révèle si souvent par des manifestations de sympathie. Ils savent que, sous prétexte de respecter l’humanité et la liberté, on a pour eux des prévenances et une sollicitude extrêmes. Précautions et ménagemens perdus ! bien simples sont ceux qui compteraient sur leur reconnaissance. La révolution ne dissimule pas ses desseins : elle les publie dans de gros livres ; elle les expose dans les harangues, elle les produit dans ses journaux ; tant pis pour ceux qui ne voudront pas l’entendre ! Les transportés n’ignorent donc pas les causes des égards qu’on leur montre et des privilèges qu’on leur accorde ; ils savent qu’à moins de révolte ouverte, on ne leur imposera aucune contrainte ; aussi ont-ils été et seront-ils ingouvernables, et, bon gré, mal gré, il faudra bien finir par les abandonner à eux-mêmes. Comment diriger des gens qui sont à l’état de protestation permanente, qui protestent par leurs discours, par leur silence, par leurs gestes, par leur apathie calculée ? Tout en eux, jusqu’à l’apparente résignation, proteste.

Ce qu’il y a de pire, c’est qu’ils croient en conscience que leur protestation est juste, qu’ils ont reçu dans la rue, derrière les pavés amoncelés, un baptême d’innocence. Nous laissons à penser si cette conviction est compatible avec le repentir, qui est la première condition de la colonisation qu’on se propose. Parler d’une expatriation volontaire et prolongée, d’un établissement colonial de longue haleine, à des hommes qui comptent recevoir bientôt dans la