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tafia. Après le déjeuner, les transportés ont trois heures de liberté, qu’ils emploient les uns à faire la sieste, d’autres à fabriquer ces bibelots qu’on vend dans les prisons. À deux heures, les condamnés se réunissent au son de la cloche et reprennent le travail jusque six heures du soir, c’est l’instant du dîner, dont le menu ressemble au déjeuner. Jusqu’à huit heures, liberté complète ; à ce moment, on fait l’appel dans les dortoirs, mais les condamnés sont généralement autorisés, surtout dans la belle saison, à profiter de la fraîcheur comparative du soir jusqu’à onze heures. Les Allemands chantent, les Français causent et rient, il y a toujours quelque bel esprit qui tient le dé de la conversation.

Telle est la journée des forçats. Ce régime serait fort doux, et le travail ainsi organisé produirait des merveilles, si le climat était de ceux où l’on peut vivre. Généralement les transportés arrivaient pleins d’espoir dans ces charmans villages préparés pour eux, mais cela durait peu. M. Jusselain raconte qu’un jour 75 transportés furent débarqués en sa présence. « On les aurait pris, dit-il, à leur bonne mine, à leur air satisfait, pour des colons venant volontairement s’établir sur les rives de ce fleuve et non pour des hommes qui avaient traîné la chaîne des bagnes. Il me semble les voir encore avec leurs vestes légères, leurs pantalons de toile grise, leurs chapeaux de paille à larges bords, gravissant le raidillon de la berge, et jetant autour d’eux un regard de curiosité… Ils portaient tous sur le dos un sac de toile renfermant leur hamac, leurs effets d’habillement et la couverture de laine destinée à les protéger contre l’humidité des nuits. » Mais ses beautés naturelles font de la Guyane française une sirène dont les séductions sont mortelles. La peinture suivante est à peine exagérée : « dans l’eau salée, les requins, — dans l’eau douce, les torpilles et les gymnotes, — dans l’eau saumâtre, les caïmans, — sur terre, les serpens, les scorpions, les mille-pattes, — dans l’air, les vampires, les maringouins, les moustiques. » N’importe, le travail avait lutté contre cette nature ennemie et l’avait un instant domptée. Malheureusement la fièvre et la dyssenterie interrompirent cette intéressante expérience. Après quelques accès de cette terrible maladie, les hommes dont la constitution était robuste tombaient dans le marasme, et les faibles mouraient. Il fallut abandonner le pays ; c’est alors qu’on conduisit les transportés à la Nouvelle-Calédonie. On n’eut d’ailleurs affaire qu’aux condamnés sortis des bagnes ; depuis longtemps, l’amnistie avait purgé le pays de tous ceux qui y subissaient la peine de la transportation pour cause politique : ils étaient revenus en France. L’évacuation de la Guyane clôt la première phase de la transportation, qui donne les résultats suivans : les transportés politiques