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complètement conquise sur les indigènes. Écoutons un narrateur intelligent et fidèle, M. Armand Jusselain, officier d’infanterie de marine :


« Le soir, lorsque l’ombre commençait à couvrir la forêt, nous vîmes descendre de tous les points du ciel de longues colonnes de vapeur ; elles s’étendirent peu à peu en une immense nappe horizontale, sous laquelle la terre entière fut comme ensevelie. Les nègres, toujours superstitieux, soutiennent que ce sont de grands zombies (fantômes) blancs, qui viennent la nuit s’accroupir sur la coupole de la forêt et y semer le poison de la fièvre. Pour nous, il nous semblait voir notre campagne de France dormant une nuit d’hiver sous son manteau de neige ; mais ce manteau, si sain là-bas, porte ici la mort dans ses plis. Savez-vous comment on l’appelle dans le pays ? Le linceul des Européens. Du sommet de la colline, on voit surgir de cette blanche surface, comme des rochers sur la mer, les cimes noires de quelques grands arbres. Au-dessus brille dans toute sa splendeur et sa sérénité le ciel étincelant des tropiques ; mais bientôt tout cet océan, immobile d’abord, s’ébranle, les flots montent comme une marée battant les flancs de notre colline. Les cases à nègres, les palmiers jusqu’à la cime, notre plateau où nous semblons les naufragés d’un déluge universel, tout est submergé. Une à une, les étoiles s’éteignent, et la contrée tout entière est plongée au fond de cet océan pestiféré. Le lendemain, on aperçoit à travers ces brouillards, qui ont quelquefois une odeur fétide, un soleil blafard, tel qu’il dut apparaître à Noé à la fin du quarantième jour. »


Voilà le spectacle d’une nuit à la Guyane. Le jour offre un tableau bien différent. Le soleil paraît et chasse les vapeurs nocturnes ; il règne bientôt sur la forêt qui couvre le pays. Devant cette majesté, la nature entière se tait ; les créatures animées, depuis l’insecte jusqu’à l’énorme serpent de ces contrées, restent blotties sous les feuilles et au bord des marais ; le sol et l’atmosphère sont purifiés par les rayons de l’éclatante lumière. Le voyageur n’aperçoit devant lui d’un immense horizon de feuillage sombre ; à ses pieds se déroule le ruban argenté d’une rivière ; çà et là il rencontre des vestiges d’habitation et de culture.

Il n’y a pas plus de trente ans que ces lieux étaient habités. La crête du coteau portait la demeure du maître avec ses, balcons et ses vérandahs ; au-dessous les cases à nègres, ombragées de palmiers, d’orangers, de calebassiers, de manguiers et d’ambres à pain ; puis tout en bas de la colline, sur la rive même et encadrés de bambous, les hangars où s’exerçait l’industrie des colons, plus loin des champs interminables de girofliers. Ces habitations, autrefois prospères, ont été abandonnées depuis l’abolition de l’esclavage, que