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guerrières du Japon, il est intéressant de dire combien peu les données du drame dont on vient de lire le récit s’éloignent des événemens qui en ont fourni le sujet ; j’avais eu soin de le demander au narrateur. A l’époque déjà indiquée, il y a environ un siècle et demi, une querelle survint à la suite de divers motifs de ressentiment entre le ministre Kira-Kootské-No-ské et le jeune daïmio Asano-Takoumi-no-Kami. Les procédés du premier avaient profondément blessé Asano, qui, poussé à bout, se jeta sur lui à la sortie d’une audience, dans le palais même du taïcoun à Yeddo, et le blessa légèrement au front de son poignard. Condamné à la mort et à la perte de son rang, Asano fut le dernier de sa famille. Le ministre Kira-Kootské tomba bientôt sous les coups des officiers lonines d’Asano, qui attaquèrent de nuit son palais de Yeddo ; puis après l’attentat ils vinrent se rendre à l’autorité, et subirent la peine du harakiri. La descendance du ministre, laquelle, à la suite de cette catastrophe, qui avait mis à jour ses torts, a perdu les deux tiers de ses revenus, existe encore parmi les daïmios gofoudaï ou d’origine taïcounale du nord du Japon. Quant aux victimes du point d’honneur japonais, la postérité leur voue un véritable culte. Les quarante-sept tombes avaient été dressées dans le temple qui servit de lieu d’exécution, et on peut encore y lire aujourd’hui le nom des héros, que tout Japonais apprend dès son enfance, et que répètent les chansons populaires. Dans le même temple, à côté des tombes, se remarque, un peu à l’écart, une autre pierre funéraire ; c’est celle d’un samouraï, ami des conjurés, qui, les voyant après la fin tragique de leur prince mener en apparence une vie dissipée, leur reprocha vivement une conduite si peu conforme à l’honneur. Le silence fut leur seule réponse à ces accusations ; puis, quand les lonines eurent payé de leur vie la vengeance de leur maître, l’accusateur, désolé de ses injustes soupçons, vint se suicider sur leurs tombes. Il fut enterré à côté d’eux, et son nom se lit auprès des leurs, participant à l’estime que la postérité leur accorde. Depuis lors, il n’est pas rare que des officiers, honteux d’une faute commise contre l’honneur, viennent se suicider à la même place. Au moment où je quittai pour la dernière fois le Japon en 1869, le fait venait récemment de se produire.


ALFRED ROUSSIN.