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garde du château du chiogoun. Quelques-uns cependant, et parmi eux Hori et son fils, ont encore une tâche à remplir. Le jour naissant les trouve déjà loin sur la route du tokaïdo. Ils ont déposé leurs armures, et, vêtus en simples voyageurs, ils portent dans une boîte de laque la tête du daïmio. En quelques journées de marche, ils ont gagné la province de leur ancien maître ; là, près des murs d’une bonzerie, sous l’ombrage des arbres sacrés, au milieu de tombes plus vulgaires, s’élève le simple monument où reposent les restes du prince Egna : ils déposent sur les dalles, au pied de la pierre funéraire, la tête livide de Koono, et, prosternés sur le sol, rendent ainsi témoignage à leur maître que sa mort a été vengée.

Ce dernier devoir accompli, Hori et ses compagnons de route ont bientôt regagné la capitale et rejoint leurs complices dans leur prison volontaire. Une mort inévitable les attend pour avoir porté en pleine paix la guerre au sein de la cité, sous les murs mêmes du palais du chiogoun, et fait périr un homme de haut rang. Ainsi le dit la sentence portée contre eux après un court interrogatoire ; mais, comme le mobile de leur crime a été le noble sentiment de la vengeance, et que, loin de déchoir, ils se sont montrés dignes de leur caste, le jugement les admet à se donner la mort par le harakiri[1]. Le sentiment public ratifie la sentence ; pendant les quelques jours qui leur sont laissés pour mettre ordre à leurs affaires, les quarante-sept condamnés reçoivent, dans le temple qui leur sert de prison, les hommages de nombreux visiteurs ; chacun veut voir les intéressantes victimes et se pénétrer, à la vue de ces serviteurs fidèles, d’une noble émulation. Ils sortent une dernière fois, vont se prosterner devant le tombeau du ministre Koono, et s’excusent humblement d’avoir, simples samouraï, porté la main sur un aussi puissant prince ; puis le lendemain, devant les officiers de justice réunis dans l’enceinte du temple, et entourés d’une foule choisie, ils viennent, l’un après l’autre, s’ouvrir le ventre et subir, avec la fermeté qui ne les avait pas abandonnés un instant, le supplice des nobles qui n’ont pas forfait à l’honneur.

En terminant ce récit, fidèle tableau des mœurs des classes

  1. En 1868, en pleine paix, l’équipage de l’embarcation de notre corvette de guerre le Dupleix fut assailli par une bande de fanatiques appartenant au cortège d’un daïmio. Un aspirant et dix hommes furent massacrés. Les autorités françaises exigèrent la punition immédiate des coupables. Les Japonais ne purent la refuser ; toutefois, pour concilier cette concession avec les sentimens de la plupart des nationaux, ils accordèrent aux condamnés la mort par le harakiri. Ces derniers subirent ce supplice avec la plus grande fermeté devant les officiers de la corvette, délégués pour assister à l’exécution. Ce genre de punition pouvant avoir pour effet d’exciter une dangereuse émulation, les autorités étrangères durent exiger qu’à l’avenir, en pareil cas, les coupables seraient exécutés comme de simples criminels.