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son attention : le sanglier est là qui débouche insouciant sur le sentier ; Shimidzou lui décoche un trait de son arbalète presque à bout portant. L’animal fait un bond et se précipite à fond de train dans la pente du chemin ; il passe au galop près du cadavre, et disparaît de nouveau dans le fourré, tandis que le meurtrier, effrayé par l’apparition de l’énorme bête, n’a que le temps de s’élancer dans les branches d’un arbre.

Cependant Shimidzou s’est levé de sa cachette, et, l’arbalète à la main, s’avance sur le sentier, où il suit avec difficulté les traces de l’animal blessé. A un détour du chemin, il tombe subitement sous le jet de lumière d’une lanterne à main. Un homme armé est devant lui ; à son accoutrement, aux emblèmes peints sur le papier huilé de la lanterne, Shimidzou a reconnu un porteur de dépêches du gouvernement. Le courrier vient de passer devant le corps du vieillard ; rencontrant à quelques pas un homme d’un aspect misérable et à la contenance résolue, tenant à la main une arbalète dont l’arc est détendu, comment douterait-il qu’il a devant lui le meurtrier ? L’officier se contente néanmoins de l’examiner attentivement, échange avec lui un bref salut, continue sa route, et fait son rapport au poste de police du prochain village.

Pendant ce temps, le véritable assassin s’est éloigné. Shimidzou, reprenant la piste de l’animal blessé, heurte bientôt du pied le cadavre étendu sur le sentier. Il reconnaît le vieillard ; la ceinture arrachée, la sacoche disparue, témoignent du vol qui a suivi le crime. Il rapporte la nouvelle à la cabane, où la vieille femme affolée, se persuadant qu’il vient de commettre lui-même l’attentat, le couvre d’imprécations. Le malheureux Shimidzou reste immobile, plongé dans une morne stupeur, sans songer à lui répondre. Au jour, les officiers du gouvernement arrivent au village, et, guidés par la rumeur publique, que les cris de la vieille femme ont déjà suscitée, se présentent à la cabane pour saisir celui qu’ils appellent le meurtrier. À cette accusation, Shimidzou les conduit près du corps resté sur le sentier, découvre la blessure qui est celle de la lame tranchante d’un sabre et leur fait observer que son arbalète n’a pu donner un pareil coup. Les officiers de police lui enjoignent néanmoins de les suivre à la ville, car leurs préventions se réveillent en observant mieux cet homme, dont les allures ne sont pas celles d’un paysan. À ce dernier coup du sort, le malheureux se voit compromis sans espoir et contraint d’abandonner toute idée de rejoindre ses anciens compagnons ; il rentre un instant au fond de la cabane, tire son sabre de sa cachette et se l’enfonce dans la poitrine. Les officiers, abandonnant les deux cadavres, s’éloignent satisfaits, car leur tâche est accomplie du moment où le prétendu coupable s’est fait justice.