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de cette noble châtelaine qui naguère, au prix d’un pareil sacrifice qu’elle fit partager aux femmes de son entourage, acquit de grandes sommes d’argent, et permit à sa famille, engagée dans une guerre d’extermination, de trouver son salut dans la continuation de la lutte ? Le portrait de cette grande dame est presque aussi populaire au Japon que celui de ses héros ; il rappelle aux malheureuses exclues de la société que celle-ci a encore pour elles certains respects et certaines indulgences. Il semble d’ailleurs qu’il n’y ait à cela que justice, car toutes ou à peu près, à l’âge où a commencé pour elles cette vie, n’avaient pas la libre disposition d’elles-mêmes.

La résolution consentie par l’époux et les parens de Vakaïto est immédiatement mise à exécution. La jeune femme se met en route portée par deux coulies dans un cango, modeste chaise à porteurs usitée par les gens du peuple. Le vieillard a chaussé ses jambières de voyage, pris son chapeau de bambou tressé à larges bords, et endossé le rustique manteau de paille que les gens de pauvre condition portent en hiver, et qui les font ressembler de loin à de grandes gerbes de blé en mouvement ; il suit à pied le cango, un bâton de voyage à la main. La semaine suivante le voit revenir seul par les mêmes sentiers. Le lugubre contrat a été conclu sans difficulté ; il rapporte dans sa sacoche la somme, considérable pour un homme du peuple japonais, de 50 rios, environ 200 francs. En approchant de sa demeure, le vieillard se résout à doubler l’étape et à voyager de nuit pour ne pas prévenir les voisins de son retour et permettre à son gendre de fuir immédiatement. Ce dernier, justement à cette heure, est en chasse dans les environs, car, inhabile aux travaux des champs, il cherche à retirer de cette ressource, interdite aux paysans, de précaires moyens de subsistance. A l’affût au bord du sentier qui traverse un ravin, il attend au passage un sanglier dont il a observé les traces.

Un autre homme, à la même heure, est aux aguets près de lui, à cent pas peut-être : c’est un de ces voleurs de grande route qui ne reculent pas devant l’assassinat, et qui, désarmés en apparence, portent un sabre court et effilé caché sous leurs vêtemens. Ce misérable a observé le paysan à l’hôtellerie de la dernière étape et soupçonné son trésor ; le voyant partir, il est venu l’attendre sur la route. La nuit est pluvieuse et noire ; le vieillard descend péniblement le ravin, glissant sur la terre détrempée. Tout à coup une main le saisit à la gorge ; à peine a-t-il articulé un cri étouffé qu’un violent coup de sabre l’étend à terre. Le voleur s’empare du sac du malheureux et s’apprête à fouiller le cadavre. Shimidzou, malgré sa fermeté habituelle, n’a pas entendu sans frissonner ce cri étouffé ; mais aussitôt le froissement de broussailles appelle