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de souverain) Le fait est, et cette correspondance en fournit à chaque page une preuve nouvelle, que lord Palmerston, sincèrement libéral dans l’acception politique du mot, était dépourvu de tout esprit d’équité. La nature, pour compenser tant de dons précieux, semblait lui avoir refusé la faculté de changer de point de vue et d’envisager, même momentanément, les devoirs correspondans à ceux qu’il remplissait lui-même avec tant d’ardeur. Évidemment les affaires de l’Europe ne sont pas conduites par des rosières, et ceux qui traitaient avec lord Palmerston étaient moins que d’autres dispensés de la vigilance et de la circonspection nécessaires pour protéger ou pour faire prévaloir les intérêts qui leur étaient confiés[1] ; cependant le monde officiel de l’Europe n’est point un enfer, ses principales illustrations ne sont point des forcenés contre lesquels toutes les intempérances du langage et souvent même de la conduite seraient permises. Ce n’est point avec de tels écarts que peut s’accomplir dignement et utilement la tâche difficile de concilier tant d’opinions différentes. La conformité absolue de vues entre les grandes puissances rivales ne peut être après tout qu’un heureux accident, et c’est précisément à les faire concorder dans un concert suffisant que consiste la mission de la diplomatie.

Considérons un instant par exemple, dans la correspondance de lord Palmerston, ce qui a trait à la création du royaume de Belgique.

  1. Un incident sommairement rappelé suffira pour caractériser les procédés que lord Palmerston avait hérités de lord Clive et de quelques notabilités de son pays. Une grave insurrection menaçait en 1847 le trône de la reine donna Maria. D’après le traité de la quadruple alliance, le secours de ses alliés pouvait être invoqué, et il le fut sur-le-champ avec la dernière insistance par son ministre à Londres, le baron de Moncorvo. Les représentans de la France et de l’Espagne furent convoqués avec lui au foreign office par lord Palmerston, qui rédigea, séance tenante, le protocole de l’intervention commune. Quand il nous donna lecture de la pièce, je remarquai que les puissances prenaient l’engagement d’agir avec les forces maritimes « actuellement sur les lieux. » Je fis observer que, ne sachant point quels bâtimens la France pouvait avoir alors dans le Tage, il m’était impossible de laisser limiter à ce point son action. Mon objection parut juste, et lord Palmerston, qui tenait un crayon à la main, effaça, en apparence, sur sa minute les mots indiqués. Quand, après les délais de rigueur, les expéditions furent rapportées, quelle fut ma surprise en retrouvant ces propres paroles ! Lord Palmerston témoigna un égal étonnement, et me proposa de faire faire des copies nouvelles. Il était neuf heures du soir, la conjoncture pressait, le courrier attendait, le bâtiment chauffait, mes collègues étaient excédés de fatigue. Je les pris donc à témoin que nous avions affaire à une erreur de copiste qui ne pouvait en rien engager mon gouvernement, et je rencontrai une adhésion unanime. Deux jours après, je dînais chez lord Palmerston. « Guizot est très content de notre protocole, me dit-il. — C’est ce qu’il a bien voulu m’écrire déjà, répondis-je ; mais il approuve surtout ma réserve quant au mot actuellement, qui reste, comme nous en sommes bien convenus, sans valeur. — S’il était sans valeur, me répondit lord Palmerston en riant, je ne l’aurais pas maintenu. » L’école avait ses avantages pour un jeune diplomate.