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d’aliénation et de bienfaisance publique ordonnent la translation, qui ne devient définitive qu’après une nouvelle loi du 15 nivôse an III (5 janvier 1795). Les sourds-muets prirent alors possession du local qu’ils occupent aujourd’hui. La maison où ils venaient de s’installer a une histoire qui n’est pas sans intérêt. Ce fut d’abord un hôpital dans le sens originel de lieu de refuge pour les voyageurs, les pèlerins et les malades ; il avait été fondé par des moines appartenant au couvent de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, dont le chef-lieu était situé à Lucques en Italie ; c’étaient ceux que le peuple appelait vulgairement frères pontifes, et auxquels on doit l’édification de presque tous les ponts construits dans l’Europe occidentale pendant le moyen âge. Leurs abbés prenaient le titre de commandeurs et portaient sur l’épaule « la croix de potence, » comme s’ils avaient été combattans en terre-sainte. Ils restèrent tranquilles possesseurs de leur domaine jusqu’en 1572. À cette époque, Catherine de Médicis, voulant faire bâtir un nouveau palais, qui devint l’hôtel de Soissons et fit place à la halle aux blés, délogea les filles repenties et les installa à la place des religieux qui occupaient l’abbaye Saint-Magloire de la rue Saint-Denis ; ces derniers furent envoyés à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, et n’eurent pas de peine à supplanter les frères pontifes, car il n’en restait plus que deux. Les nouveaux hôtes ne menaient pas, il faut le croire, une conduite irréprochable puisqu’ils furent expulsés en 1618 par l’évêque de Paris, qui établit dans leur demeure le premier séminaire de prêtres de l’Oratoire qui ait existé à Paris ; il fallut la révolution pour les détruire ; les sourds-muets leur succédèrent.

L’institution prenant façade sur la rue Saint-Jacques, forme un quadrilatère qui s’appuie sur les jardins de l’ancien hôtel de Chaulnes, sur la rue d’Enfer et sur la rue de l’Abbé de l’Epée, qu’on appelait autrefois la rue des Deux-Églises. Après avoir franchi la porte de l’institution, on se trouve dans une vaste cour où s’élève un arbre célèbre, le fameux ormeau que l’on voit de tout Paris, et qu’on a surnommé « le panache de la montagne Sainte-Geneviève. » La tige de cet arbre file droit à une hauteur de 50 mètres et est couronnée d’une touffe de verdure en forme de bouquet ; il a sa légende : on prétend que Sully lui-même l’a planté en venant un jour faire ses dévotions à Saint-Magloire. Cette historiette n’est rien moins que certaine, mais la tradition qui le fait remonter à 1000 n’est pas improbable. On est étonné, non pas en admirant cet arbre géant, non pas en regardant les constructions, qui ont un caractère vague d’hospice, de caserne, de collège ou de couvent, mais en n’apercevant pas là à la place d’honneur, au seuil de cette institution, qui est un sujet d’orgueil pour l’humanité entière, au sommet de cette