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et souriante, le menton ; carré et le front haut indiquent une grande ténacité, une bonté et une charité inépuisables, mais au milieu de ces belles qualités apparentes on démêle quelque chose de naïf et même de crédule qui explique avec quel entraînement il se laissa duper dans la fameuse mystification du faux comte de Solar. Cette aventure fit bien du bruit en son temps, elle prit à l’abbé de l’Épée des loisirs qu’il eût mieux occupés ailleurs, et fournit à Bouilly le sujet d’une comédie mélodramatique qui eut grand succès jadis. Il fallait peut-être cette foi aveugle, — la foi qui soulève les montagnes, — pour n’être point découragé dès le début par des obstacles qui pouvaient être considérés comme insurmontables. Reprenant la dactylologie que Bonnet avait publiée en 1610, et dont chaque signe correspondait à une lettre de l’alphabet, mais s’attachant surtout à réunir en un groupe méthodique et raisonné tous les signes dits naturels[1] à l’aide desquels les sourds-muets expriment leurs besoins et leurs impressions, il inventa un langage réel, facile à comprendre, facile à enseigner, et qui devint un moyen de communication très suffisant pour les malheureux dont il s’était fait le père, et que de tous côtés il appelait autour de lui. Lorsqu’il entreprit cette tâche, admirable entre toutes, de rendre l’exercice de l’intelligence à des êtres que l’oblitération d’un sens en avait privés » obéit-il à l’idée de les mettre à même de gagner leur vie sans recourir à la bienfaisance publique ? Je ne le crois pas. Il était surtout préoccupé de leur faire connaître Dieu, de leur donner des notions de métaphysique chrétienne et de leur révéler les mystères de la religion catholique. Pour beaucoup de docteurs d’esprit pharisaïque et étroit, le sourd-muet ne pouvait faire son salut ; on citait un texte positif, car saint Paul a dit au chapitre X, verset 17, de l’épître aux Romains : « Ergo fides ex audita, — la foi vient donc de ce qu’on entend. » Ce texte suffisait à rejeter les sourds-muets hors de la communion des fidèles, et dans beaucoup de cas leur interdisait même les actes authentiques ; on a cité comme un fait exceptionnel et sans précédent qu’en 1679 le parlement de Toulouse eût validé le testament qu’un sourd-muet avait écrit de sa main[2].

  1. L’expression « signes naturels » est impropre. Il n’y a pas de signes naturels, chaque peuple ou plutôt chaque race a les siens. Nous secouons la tête pour dire non, l’Arabe la lève.
  2. Certaines lois religieuses ont repoussé le sourd-muet hors du droit commun. « Les aveugles et les sourds-muets de naissance, les muets et les estropiés, ne sont point aptes à hériter ; mais il est juste que tout homme sensé qui hérite leur donner autant qu’il est en son pouvoir, de quoi se couvrir et subsister jusqu’à la fin de leurs jours ; s’il ne le faisait pas, il serait criminel. » (Lois de Manou, livre IX.) — À une époque toute récente, on a cherché à faire invalider une élection parce qu’un sourd-muet avait pris part au vote ; le motif ne fut pas admis par la chambre dés députés dans la séance du 25 décembre 1833.