Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/516

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Granville et le comte Schouvalof, ce dernier a déclaré que la Russie ne songeait à diriger contre Khiva qu’un détachement de quatre bataillons et demi de troupes régulières. Si lord Granville et la presse anglaise ont bien voulu ajouter foi à cette modeste déclaration, il faut qu’ils se soient bien mal rendu compte des conditions nécessaires de l’expédition ou qu’ils aient le parti-pris d’accepter, de la part du cabinet russe, les assertions les plus invraisemblables. Quatre bataillons et demi pour aller à Khiva ! Quatre bataillons et demi ayant à leur tête un prince impérial, le frère du tsar ! Ajoutons que, d’après les appréciations les plus modérées et en supposant que l’attaque s’effectue seulement sur un ou deux points, l’on devra emmener 5,000 à 6,000 chameaux pour transporter l’artillerie de campagne démontée pièce à pièce, les vivres et les approvisionnemens d’eau potable. Non, ce n’est pas avec d’aussi faibles troupes que la Russie s’engagera dans cette entreprise où elle ne veut certainement pas s’exposer à un échec, et l’Angleterre, qui s’y connaît en fait d’expéditions asiatiques, ne saurait croire un seul instant à cet effectif ridicule de quatre bataillons. Ce qui est vrai, c’est que les deux gouvernemens ont intérêt à donner le change sur l’importance de cette expédition ; ils pensent rapetisser la question, — une question qui engage les susceptibilités internationales, — en réduisant au chiffre le plus minime l’effectif du corps d’armée qui doit porter dans l’Asie centrale le drapeau de la Russie.

Il y a dix ans, au retour de mon voyage dans les contrées asiatiques, j’exprimais toute ma surprise au sujet de l’indifférence, de l’apathie des Anglais devant les progrès incessans de la Russie. Témoin de l’état de barbarie dans lequel se trouvaient le Turkestan et la plupart des régions de l’Asie centrale, je n’hésitais pas à déclarer que l’influence européenne pouvait seule y ramener l’ordre, la civilisation, l’échange fructueux des produits. La domination de toute puissance européenne, de la Russie à défaut d’une autre, était mille fois préférable à l’anarchie qui désolait ces contrées. Tel est mon sentiment fondé sur un principe général et non pas inspiré par une prédilection particulière et systématique en faveur de la puissance russe. D’un autre côté il convient, dans l’intérêt de la paix du monde, d’éviter les conflits, les chocs entre les deux grandes nations, l’Angleterre et la Russie, qui sont destinées par la situation géographique et par la force des choses à s’étendre en Asie, et qui, s’avançant l’une par le nord, l’autre par le sud, finiront par se rencontrer. Pourquoi dès lors ne point tracer à l’avance une zone intermédiaire entre les Indes et le Turkestan russe, zone qui serait neutralisée, respectée par les deux puissances, ouverte par leur double influence aux communications du commerce et creusant pour ainsi dire entre les frontières de chacune d’elles un large fossé qui limiterait leur ambition et conjurerait les périls du contact ? Cette politique prévoyante a été dédaignée par les ministères whigs et par l’école de Manchester ; il