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n’en avons pas envers le sol que nous labourons, bien qu’il nous fournisse nos alimens. Nous avons des devoirs envers Dieu malgré la distance immense qui sépare notre infirmité de sa perfection, parce que nous sommes avec Dieu dans un rapport d’esprit à esprit, parce qu’il est l’idéal-réel vers lequel nous aspirons ; mais nous n’en avons pas envers l’océan, quelque majestueux qu’il nous paraisse. Si la mer était une personne, si ses colères et ses apaisemens étaient autre chose que des figures poétiques, si c’était avec sa permission consciente et dotés par elle des moyens d’y parvenir que nous entreprissions de voguer à sa surface, de sonder ses abîmes, d’étudier ses courans, ses marées, ses tempêtes, nous ressentirions des mouvemens de crainte et de reconnaissance pour une personnalité aussi imposante, à qui nous devrions tant, et dont le courroux serait si redoutable ; mais évidemment, partout ailleurs que dans les chants des poètes, il ne saurait être question d’obligation morale vis-à-vis de cette énorme masse d’eau. M. Strauss, en remontant aux origines religieuses, a oublié de nous dire pourquoi l’homme avait instinctivement personnifié les objets de son adoration. Du moins il n’en donne d’autre raison que le désir qui l’aurait poussé à transformer les phénomènes naturels en êtres semblables à lui-même pour qu’il pût espérer de rester en bons termes avec eux. C’est attribuer à l’homme à peine sorti de l’animalité une singulière habileté dans l’art de se faire illusion à soi-même. Rousseau et son Contrat social sont dépassés. Pourquoi donc ne pas s’incliner devant ce fait patent, sans exception, qui s’élève à la hauteur d’une loi de la nature humaine, savoir que l’homme personnifie nécessairement ce qu’il adore, que c’est une condition absolue de la foi religieuse, que, si cette condition manque, la foi religieuse tombe avec elle ? Que l’on tire de ce fait, démontré par toute l’histoire religieuse, les conséquences que l’on voudra, là n’est pas en ce moment la question ; mais il faudrait commencer par reconnaître ce fait élémentaire, bien plus certain, bien plus facile à constater que n’importe quel postulat de la métaphysique, et ne pas nous présenter sous le nom de religion ce qui n’en saurait être que la caricature.

Ce n’est pas au nom d’un système métaphysique que nous protestons contre les assertions de M. Strauss. Les profondeurs de la Divinité restent pour nous l’insondable. Ce ne sont pas les impuissances de la métaphysique qui nous étonnent, c’est bien plutôt l’illusion qui a permis à plus d’un censeur de croire qu’il était parvenu à formuler Dieu ; cela ne revenait-il pas à dire que son esprit fini s’était trouvé capable de contenir l’infini ? Mais, disciples plus dociles de la nature que M. Strauss, interrogeant avant tout la