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d’Homère que Cicéron se plaignait si durement, et nous venons de voir que Virgile, qui écrivait non pas pour quelques sages, mais pour le grand nombre, ne pouvait pas y renoncer. Il lui fallait bien accepter des dieux et des déesses qui se mettent en colère, puisque c’est la colère de Junon qui amène les principaux incidens de son poème ; il ne lui était pas possible non plus de dissimuler tout à fait « ces commerces impudiques » des déesses avec les humains, puisque son héros est précisément le fruit d’un de ces amours. Il a pourtant fait de son mieux pour sauver les apparences. Il s’interdit de raconter au sujet des dieux toutes ces histoires légères qu’Ovide recueillera plus tard si volontiers. Il tient à leur donner autant qu’il peut une attitude qui inspire le respect. Vénus elle-même est dépeinte sous les traits les plus chastes et les plus délicats. Une seule fois on nous la montre employant ses armes ordinaires de coquetterie et de séduction ; mais, comme c’est son mari qu’elle veut séduire, la morale la plus rigoureuse n’a pas le droit de se plaindre. Dans tout le reste du poème, elle ne paraît plus être la déesse de l’amour : c’est une mère qui tremble pour son fils, et ce sentiment qui l’occupe tout entière la relève et la purifie. Ce fils est le grave, le pieux Énée ; il semble qu’elle ne voudrait pas avoir à rougir devant lui, et par un raffinement de délicatesse, quand elle lui apparaît sur le rivage de l’Afrique, c’est sous les traits de la chaste Diane. Jupiter aussi a reçu de Virgile un maintien plus digne, une autorité plus respectée, il n’est plus question dans l’Enéide de ces soulèvemens qui mettent sa puissance en péril. Il est devenu tout à fait le dieu des dieux, celui en qui les autres doivent finir par s’absorber, et qui profite tous les jours des progrès que fait le monothéisme. Il est vrai qu’il justifie son pouvoir par le soin qu’il prend des affaires du monde. Du haut du ciel il regarde la mer couverte de voiles, la vaste étendue des terres, les rivages et les peuples ; mais ce n’est plus seulement pour se donner une sorte de distraction par le spectacle de l’activité humaine : il veut remplir avec conscience son rôle de surveillant, et le poète nous parle des graves soucis qui l’agitent pendant qu’il contemple l’univers. Il est aussi fort occupé à rappeler aux dieux qui les oublient les devoirs de la divinité, et tient surtout à ne pas laisser l’homme, qu’il sait très entreprenant, empiéter sur elle. Il a, comme le Jupiter grec, son conseil qu’il réunit dans les circonstances importantes ; mais ce conseil ne ressemble pas tout à fait à ces assemblées d’Homère, bruyantes, populeuses, démocratiques, où se trouvent tous les dieux grands et petits. « Aucun des fleuves n’y manquait, nous dit-on ; aucune des nymphes qui habitent les belles forêts ouïes sources des rivières ou les plaines verdoyantes. » Virgile n’y admet que les grands dieux. Il ne les fait pas délibérer après boire, usage