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flaminica, quoi qu’à vrai dire leur mariage ait été assez sommaire, et qu’ils se soient passés des cérémonies sacrées de la confarreatio.

Ces exagérations ridicules n’empêchent pas qu’au fond l’opinion des commentateurs ne soit juste. Virgile est peut-être un peu moins préoccupé de la religion romaine qu’ils ne le supposent ; il est pourtant certain qu’il y songe très souvent. En réalité, le but que poursuit son héros, qui lui fait, braver tant de périls, est entièrement religieux. Le poète a grand soin de nous dire, dès le début de l’ouvrage, qu’Énée, banni par le destin, vient porter ses dieux en Italie. La patrie elle-même, par la voix d’Hector, les lui a confiés pendant la nuit fatale de Troie. Il doit les établir dans le séjour que le destin leur réserve. Cette ville qu’il va fonder est moins une demeure pour lui qu’un asile pour ses pénates errans. C’est ce qu’il répète à tous ceux qui l’interrogent sur ses projets. « Je ne demande, leur dit-il, qu’un petit abri pour mes dieux, dis sedem exiguam rogamus, » et ce n’est pas là une manœuvre de proscrit, de suppliant, qui se fait modeste, qui ne veut pas paraître exiger beaucoup de peur de ne rien obtenir ; c’est l’expression exacte de la vérité. Virgile y est revenu plusieurs fois, et il ne l’a redit avec cette insistance que parce qu’il craignait que le succès de son œuvre ne fût compromis, s’il n’en montrait pas très nettement le dessein.

Ce dessein n’a pas été toujours bien compris ; il est pourtant facile à saisir. Il suffit de réfléchir un moment pour reconnaître que le sujet de l’Enéide ne pouvait pas être l’arrivée en Italie et le triomphe d’une race étrangère ; il ne s’agissait que de l’introduction de quelques dieux nouveaux. Le poète tenait avant tout à composer une œuvre qui fût patriotique et nationale, et l’on ne pouvait à ce moment passer pour un patriote zélé qu’à la condition de faire l’éloge des aïeux. Ces aïeux, dont on était tenu de célébrer les vertus, étaient surtout les Latins et les Sabins, qui par leur mélange avaient formé la nation romaine. Leur nom était alors dans la bouche de tous les moralistes ; c’est chez eux qu’on allait chercher des exemples pour faire rougir les contemporains, c’est leur gloire qu’on était fier d’opposer à toutes les forfanteries des Grecs. La moindre offense qu’on se fût permise à leur égard aurait été ressentie par tout le monde comme une insulte personnelle. Pour être national et devenir populaire, un poème devait nécessairement vanter le courage et célébrer les victoires de ces vieilles races italiques qui avaient laissé d’elles un si grand souvenir. Or, par une étrange contradiction, dans ce poème, qui se prétendait national, Virgile, acceptant les légendes grecques, allait être forcé de montrer les Italiens vaincus et soumis par des étrangers, et, pour mettre le comble à l’outrage, il se trouvait que ces étrangers étaient