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théologien. Nous trouvons sans doute qu’il est souvent question de la religion romaine dans l’Enéide : il est aisé, même aux moins instruits de ces matières, de voir que le poète a tenu à y faire entrer le nom de tous les dieux et le tableau de toutes les cérémonies auxquelles on pouvait raisonnablement donner une origine un peu lointaine ; mais les Romains, qui connaissaient mieux leur religion que nous, l’y retrouvaient bien plus encore. Des expressions que nous ne remarquons pas leur rappelaient à tout moment des croyances ou des usages que le temps leur avait rendus chers. Quand Virgile disait qu’on offre aux dieux quatre bœufs de choix, eximios tauros, ils savaient bien que c’étaient les termes mêmes du rituel qu’employait le poète. Ce gâteau fait d’un blé consacré, farre pio, qu’Énée donne à ses lares, leur était aussi très connu ; c’était celui que les vestales étaient tenues de préparer de leurs mains, qui leur demandait tant de soin, et dont le commentateur Servius nous a laissé la recette. Lorsque la belle nymphe Cymodocée, un de ces vaisseaux d’Énée que Cybèle avait changés en déesses de la mer, se présente à son ancien maître pour lui révéler les dangers qu’il court, elle le trouve ignorant de ses périls et tranquillement endormi sur le navire qui le porte. « Énée, réveille-toi, lui dit-elle, Ænea, vigila ! » Ce mot, qui nous semble si simple et ne nous arrête pas, faisait souvenir les Romains d’une des plus imposantes cérémonies de leur culte national. Quand on était sur le point de commencer une guerre, le général auquel elle était confiée s’en allait dans la Regia, agitait les boucliers sacrés et la lance de Mars, en disant : « Mars, réveille-toi, Mars, vigila ! » Les remarques de ce genre sont importantes : elles nous montrent que Virgile avait devant les yeux les rites et les formules de la religion de son pays, et qu’il tenait à les reproduire ; mais les commentateurs, comme c’est leur habitude, vont beaucoup plus loin. Énée est pour eux un pontife, et ils se donnent une peine infinie pour nous montrer que toutes ses actions les plus indifférentes, les plus naturelles, sont toujours conformes aux prescriptions du rituel. Au premier ivre, après la tempête, les Romains jetés sur une côte inconnue tirent de leurs vaisseaux un peu de blé avarié par la mer, ils l’écrasent entre deux pierres, et le font cuire comme ils peuvent. Il n’est pas question de levain dans le récit de Virgile : les malheureux, que la faim presse, ne songent pas à s’en procurer ; mais Servius ne veut pas croire qu’ils s’en passent parce qu’ils n’en ont pas, — ils le font volontairement, nous dit-il, parce qu’ils se souviennent que c’est ainsi que le flamine doit manger son pain. Ce qui est plus plaisant encore, c’est qu’après avoir fait d’Énée un pontife ils se trouvent entraînés à faire aussi de Didon une prêtresse. Si l’un est le modèle accompli du flamen, l’autre doit l’être de la