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nous accompagnons lentement son convoi aux sombres accords de la marche funèbre. Tout à coup cependant, avant même que les roulemens des tambours voilés de crêpe aient cessé de se faire entendre, voilà qu’éclatent presque indécemment des accens où fermentent et pétillent toutes les ivresses de la vie, joyeux comme des farandoles, bruyans comme les explosions de plaisir d’une fête populaire, heureux comme l’allégresse des âmes amoureuses au sein de la sécurité. Qu’est-ce donc ? vous dites-vous, comme réveillé en sursaut de votre léthargie de tristesse par ces fanfares de bonheur ; voilà des instrumens qui prennent vraiment bien leur temps ! L’éternel scherzo n’aurait-il donc pu, changeant de rôle pour une fois, mettre sa vivacité au service de la douleur ? Que veulent dire ces accens intempestifs ? Expriment-ils le triomphe de l’ennemi heureux de voir tomber son vainqueur, ou bien, ironie plus désespérante, proclament-ils le soulagement qu’éprouvent les survivans à se sentir débarrassés de la contrainte héroïque qu’ils subissaient ou l’emportement avec lequel ils se précipitent au-devant de la douce paix ? Le doute se dissipe promptement, et l’auditeur, d’abord surpris, en vient vite à partager l’allégresse de l’orchestre, et à comprendre comment ces accens joyeux sont le véritable hymne funèbre qui convient au héros. « Pourquoi serions-nous tristes, disent ces voix, puisque nous savons que la mort ne peut atteindre que ce qui est mortel ? Nous n’avons légué à la terre que ce qui appartenait à la terre, mais ce qui fut lui vit toujours, son âme nous reste dans celle même qu’il nous donna. Nous sentons sa présence au rhythme que bat notre cœur et à l’enthousiasme qui possède tout notre être comme l’ivresse du vin nouveau. » Cette joie cependant est charnelle encore, comme toute joie qui tient à la terre : aussi une autre lui suc-cède-t-elle bientôt, éthérée, lumineuse, comme celle que nous ressentons à contempler le ciel étoile dans les nuits sans brume. Le héros est entré dans l’immortalité, le voilà maintenant parmi ces âmes que Dante vit courir devant lui sous forme de lumières vivantes ; ceux qui le connurent sur la terre ont tous disparu à leur tour, en sorte que ce qui restait de terrestre dans son souvenir s’est effacé, et cette joie sans mélange est celle de la lointaine postérité pour qui le héros n’est plus qu’une belle idée, un noble objet de contemplation, une source constante d’initiation à la grandeur et à la vérité.

Avec cette analyse de la Symphonie héroïque, nous venons de traduire presque exactement la série de sentimens que nous fait parcourir l’œuvre de Rude. Qu’est-ce que nous contemplons ? Est-ce un monument funèbre, est-ce une apothéose ? Ce n’est ni l’un ni l’autre particulièrement, et cependant c’est l’un et l’autre. C’est bien une tombe qui est ici représentée ; d’où vient donc que nous ne