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l’invitant à faire comme eux ; il hésite, refuse, et au même instant les deux patineurs disparaissent sous l’eau gelée. Pourquoi cette hésitation à cette minute précise ? N’est-ce pas à en admettre la connivence secrète d’une puissance mystérieuse ? Rien n’empêchait que Bonaparte partageât le sort de ses deux camarades, et alors l’histoire suivait nécessairement un autre cours ; mais lequel ? Voilà ce qu’il est assez difficile d’imaginer. Je crois bien volontiers que le sort de la France n’en aurait pas été plus malheureux ; mais j’ai peine, je l’avoue, à comprendre ce qui serait advenu de la révolution française si, pour ne rien dire de plus, Bonaparte ne se fût pas trouvé là juste à point pour détourner sur sa personne les colères que la révolution avait soulevées et pour se substituer à elle comme point de mire de l’Europe, car, lorsque les puissances coalisées triomphèrent en 1814, elles ne détrônèrent que Napoléon, tandis qu’en 1795 c’était la révolution même qu’elles visaient et qui eût infailliblement péri sous leurs efforts. Il transforma la nature et. l’objet des haines de l’Europe ; n’y eût-il que cela dans son règne, ce fait seul suffirait pour constituer un changement considérable dans l’histoire générale.

Les souvenirs des habitans d’Auxonne nous le représentent au début de la révolution préludant en quelque sorte à son rôle du 13 vendémiaire, et réprimant quelques minuscules émeutes à Seurre, à Cîteaux, à Auxonne même. La plus sérieuse de ces échauffourées fut celle de Seurre, et la tradition lui prête à cette occasion un mot curieux qui doit être vrai, car il peint bien son adroite et quelquefois cauteleuse énergie. Bonaparte venait de donner l’ordre à l’attroupement de se disperser ; vains efforts, l’attroupement n’écoutait pas. Alors il commande de charger les armes, fait mettre la foule en joue, puis au moment d’ordonner le feu : « Citoyens, dit-il en s’avançant, que les honnêtes gens se retirent bien vite, je n’ai ordre de tirer que sur la canaille. » Sur ce mot, chacun s’empresse de s’éloigner pour ne pas donner de sa personne une mauvaise opinion. Sauf ces menus incidens, quel contraste entre cette vie des jeunes années à Auxonne et celle qui allait presque aussitôt s’ouvrir pour lui ! Nous avons ici un Bonaparte avant l’ambition et les rêves de grandeur, n’entrevoyant pas même l’avenir qui lui est réservé, studieux, rangé, vivant de laitage par économie, un Bonaparte presque bourgeois, portant le sac à ouvrage de Mme Lombard, la femme de son professeur de mathématiques, fréquentant les bonnes maisons bourgeoises de la ville et s’estimant heureux d’y être admis, faisant la partie de boston de ses hôtes et prenant sur ses maigres économies pour donner de temps en temps en retour de leur hospitalité quelque petit cadeau à leurs femmes et à leurs filles. De ce nombre sont un mince portefeuille en