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et laborieuse. Rarement deux époux furent mieux assortis selon la nature, tant le tempérament, la santé et le genre de beauté se correspondent visiblement : c’est plus que le mari et la femme, c’est vraiment le mâle et la femelle, et leurs physionomies à tous les deux indiquent que les convenances morales furent aussi bien observées que les convenances physiques, que les âmes ne furent pas moins bien mariées que les corps. Quelle mâle et honnête figure que celle de ce président Jeannin ! On y lit une énergie sans fracas faite de patience et de lenteur, une bonhomie sans trivialité faite de dignité et de rectitude : ce n’est point le visage d’un bel esprit ni d’un poursuivant de chimères, c’est l’enveloppe d’un sens droit, d’un jugement certain, d’une prudence assurée ; il y a chez ce personnage du poids et de l’aplomb. La physionomie d’Anne Guéniaud indique une âme aussi bien lestée que celle de son mari. Cette superbe matrone possède évidemment les qualités d’une ménagère qui connaît l’art de tenir une maison et saurait au besoin vérifier ses comptes. Sa sérieuse beauté ne brille ni par la finesse, ni par la noblesse, ni par la hauteur, mais se présente à nous toute reluisante de bonne humeur bourgeoise avec une nuance de malice narquoise assez fortement marquée. L’épitaphe latine, sauvée de la destruction, vante avec ampleur ses vertus domestiques, son esprit d’ordre, ses habitudes d’économie, son bon sens pratique ; or pour qui sait lire entre les lignes et voir sous les euphémismes de l’éloge funèbre, les termes de cette apologie disent assez clairement que la présidente, pour parler le langage du peuple, ne fit jamais la dispendieuse folie d’attacher ses chiens par des cordes de saucisses. Ce président Jeannin, c’est véritablement Gorgibus noble, et cette présidente, c’est Dorine grande dame. Au-dessus de la niche qui contient les deux statues, on voit un médaillon en marbre représentant l’effigie d’un autre membre de cette famille, Nicolas Jeannin, abbé de Saint-Bénigne : je ne sais trop si c’est celle de son frère ou celle de son petit-fils, qui tous deux appartinrent à l’église ; le visage est plus fin, mais il est loin d’avoir la solidité et le mâle caractère de celui du président.

Président à mortier au parlement de Dijon, confident de Mayenne, ambassadeur de la ligue auprès de Philippe II, conseiller d’Henri IV, négociateur auprès des provinces unies de Hollande, ministre de Marie de Médicis, Pierre Jeannin fut à son époque un personnage tout à fait considérable. Le temps a fort réduit cette importance ; cependant même à la distance où nous sommes de lui, on peut encore le reconnaître pour un des bons et utiles ouvriers de la grandeur française, et le saluer avec respect ; mais, si sa mémoire n’est plus pour les Français en général que celle d’un habile serviteur, elle mérite de rester éternellement vivante dans sa province