caractérisent la plupart des bons auteurs russes ; mais la sève populaire leur fait généralement défaut. « Celui qui chercherait les Russes dans leur littérature, disait il y a trente ans le prince Viésemski, en arriverait à croire qu’ils ne méritent pas encore le nom de peuple, et que ce qu’on appelle la nation russe n’est qu’une colonie étrangère établie au milieu des tribus slaves. » Encore aujourd’hui, le nombre des auteurs vraiment populaires est très restreint ; on ne peut guère citer comme de véritables produits autochthones que les poésies de Krylof, de Lermontof, d’Alexeî Koltzof, et certaines œuvres de Pouchkine, de Gogol, d’Ivan Tourguénef.
Ce dernier, qui est sans contredit à cette heure le plus connu et le plus lu des romanciers russes, et celui dont les ouvrages ont été le plus souvent traduits, avait débuté par une série de fines esquisses où il étudiait la vie des serfs sous ses divers aspects gais ou tristes, et qui furent plus tard réunies sous ce titre : Mémoires d’un chasseur. Aucune de ses productions postérieures ne nous a fait retrouver la limpidité, la chaude couleur, le charme poétique de ces historiettes qui nous introduisent au cœur de l’existence du paysan et du gentilhomme campagnard. Peu à peu M. Tourguénef a délaissé ses héros rustiques pour s’appliquer à la peinture des mœurs d’une société corrompue, blasée, plus raffinée que civilisée ; il se laisse aller aux dissertations, à la polémique, il soutient des thèses. C’est avec raison qu’un critique allemand qui vient de lui consacrer une étude assez étendue lui reproche des tendances pessimistes. « Ses œuvres, dit M. Glagau, nous représentent la Russie malade qui s’en va, et non celle qui refleurit pleine d’espérances. Ses héros sont des êtres faibles, maladifs, grands seulement dans leurs erreurs ou leurs fautes, égoïstes et misanthropes ; ils n’ont ni la volonté ni la force de se subordonner à la chose commune, de se rendre utiles au monde et à leurs semblables. » Si malgré ces défauts M. Tourguénef a conservé une sorte de popularité européenne, c’est grâce à la vérité réaliste et surtout à la sincérité de ses peintures, qui reproduisent fidèlement dans tous ses détails un monde peu connu, en évitant toutefois avec soin la trivialité dont sont entachés les romans de Pisemski et de quelques autres écrivains de fraîche date. L’intérêt principal de l’étude de M. Glagau réside dans les comparaisons qu’il établit entre M. Tourguénef et d’autres romanciers russes qui l’ont précédé ou qui sont ses contemporains ; mais il faut ajouter que les jugemens du critique ne sont pas exempts de partialité et témoignent parfois d’une certaine étroitesse de vues ; il est notamment plus qu’injuste pour M. Sacher-Masoch.
Le directeur-gérant, C. BULOZ.