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assurée pour de longs jours. Tout sembla refleurir sous l’influence de cette illusion ; les arts, là littérature, la science, les doctrines libérales, prirent dans tous les sens un développement prodigieux. Le droit des gens ne pouvait échapper aux influences cosmopolites, qui précipitaient ce mouvement. On reprit, on scruta les anciens auteurs, on soumit leurs doctrines à l’esprit critique du siècle ; on écrivit la philosophie du droit comme celle de toutes choses, pour montrer le chemin parcouru depuis Grotius et ceux qui l’avaient précédé ; les modernes docteurs se mirent à tracer les règles qui devaient désormais prévaloir dans les rapports des peuples et des armées le jour où le malheur des temps jetterait de nouveau l’Europe dans les convulsions de la guerre. Cependant, si l’Europe jouissait des bienfaits de la paix, il se passait bien quelque part, en dehors d’elle, des luttes qui pouvaient déjà faire douter les esprits attentifs du sort réservé aux élucubrations humanitaires. On avait vu dans les guerres d’Afrique et dans celles de l’Asie, dans l’Inde, en Chine, les armées régulières aux prises avec les hordes et les tribus indisciplinées ; on savait comment s’y prennent les peuples civilisés pour avoir raison des peuples barbares.

Mais on pouvait se dire que les exécutions en masse ou à la gueule du canon, les razzias, les confiscations, la destruction systématiques, n’étaient imposées qu’à ceux qui les accomplissaient lorsque la soumission ne pouvait être obtenue qu’au prix de ces mesures terribles. On était bien sûr que, si la guerre venait à éclater entre les peuples de cette vieille Europe, si supérieure par ses lumières et la politesse de ses mœurs aux autres parties du monde, on n’assisterait plus aux mêmes scènes, que la guerre serait réduite à une sorte de duel à armes courtoises où celui qui désarmerait l’autre lui tendrait aussitôt une main généreuse et lui dirait, comme Auguste à Cinna : « Soyons amis. » La France avait pu faire croire à ce rêve par sa conduite après les guerres de Crimée et d’Italie ; aujourd’hui ces illusions n’existent plus. On a vu pendant six mois deux grandes nations épuiser l’une contre l’autre tous les moyens de la force, et celle-là même que la victoire aurait dû rendre clémente remettre en vigueur toutes les anciennes lois de la guerre sans en excepter aucune, la prise d’otages, ce procédé si cher aux nations barbares, le massacre des prisonniers, le pillage organisé, et, comme résultat final, la conquête telle qu’on l’entendait au XVe siècle, il faudrait peut-être dire dans l’antiquité, sauf l’esclavage. En effet, si les individus ont pu se soustraire par la fuite à un ordre de choses détesté, les territoires ont été démembrés et les populations annexées sans qu’il ait été tenu compte ni de cette loi de liberté qui défend de violenter les consciences, ni de cette loi de solidarité qui veut dans la société moderne que celui qui profite de l’actif assume son contingent de charges.

On sait de reste ce que devient chaque jour dans la pratique ce prétendu droit d’option reconnu aux Alsaciens-Lorrains par le traité