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au respect de ce principe : il s’agit à la fois et de la dignité de la poésie et de la liberté de la critique.

Nous sommes donc libres d’apprécier Marion Delorme et ses nouveaux interprètes, nous pouvons louer sans embarras et blâmer sans scrupule, bien assuré qu’on ne nous accusera ni de passion ni de parti-pris. Blâme ou éloge d’ailleurs, est-ce bien de cela qu’il est question aujourd’hui ? Est-ce que tout n’a pas été dit depuis longtemps sur la valeur et les défauts de cette œuvre juvénile ? En reprenant le plus ancien et, selon de très bons juges, le meilleur des drames que M. Victor Hugo ait écrits la Comédie-Française nous fournit l’occasion d’une étude très particulière. Il s’agit moins de juger un ouvrage que de comparer les impressions d’autrefois avec celles de l’heure présente, de chercher ce qui a vieilli et ce qui est resté jeune, d’examiner si telle partie qui nous paraît longue et froide était mieux reçue de nos aînés, si la critique d’il y a quarante ans avait négligé ses devoirs, enfin si les modifications du goût public attestent un progrès ou une décadence.

En 1873 comme en 1831, la première impression, comment le nier ? c’est celle d’une œuvre pleine de poésie, non pas de cette poésie qui vient de l’âme, qui jaillit des élans du cœur, qui atteste la connaissance ou l’instinct de la vie morale, mais de celle qui relève surtout de l’imagination et qui se manifeste par la richesse du style. L’auteur de Marion Delorme n’est pas un génie dramatique, c’est un poète en quête de poésie. Il lui faut des occasions de faire sonner ses rimes et de déployer ses images. Il cherche des situations où le virtuose puisse se donner carrière. Il y a en lui une force lyrique impatiente, rugissante qui va grandir et se déchaîner pendant près d’un demi-siècle ; voyez-la s’agiter déjà dans le personnage de Didier, mais ne demandez pas à ce chantre puissant la science et l’art d’un Shakspeare. Si le poète eût vu dans son drame autre chose qu’une symphonie, s’il eût été plus attentif au sujet qu’à la forme, il eût pris soin de nous intéresser à Didier et à Marion. En vérité, on ne s’intéresse à personne. On écoute avec curiosité avec plaisir très souvent, avec le plaisir littéraire que donne une langue vigoureuse et hardie ; on ne s’enflamme ni pour Didier ni pour Marion C’est que rien n’est préparé, rien n’est justifié ; comment est venu l’amour de Didier pour Marion ? Comment ce capitaine a-t-il pu prendre la courtisane tapageuse pour un lis de pureté caché à tous les yeux ? Quoi » pas un mot, pas un signe, aucun indice ne l’a averti de son erreur ! Il l’a vue un soir au détour d’une rue, il l’a rencontrée plusieurs fois depuis ce premier soir, il a pu lui parler, il l’a retrouvée à Blois par hasard, et, comme ses yeux sont doux, comme ses discours sont tendres le voilà persuadé que cette belle inconnue, qui lui donne rendez-vous à minuit dans sa chambre, est un ange d’innocence, une madone mystique qu’il faut adorer à genoux ! Notez bien que Didier n’est pas un de ces êtres naïfs qui ne se défient jamais du mal et sont dupes de tous les