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Les affaires du monde vont comme elles peuvent pour les plus heureux aussi bien que pour les plus éprouvés. Les favorisés, les victorieux, n’ont-ils pas eux-mêmes leurs embarras, qui naissent parfois de leurs succès ! Tant qu’il ne s’agit que de se partager des lauriers et des milliards, tout va bien en Allemagne, et pendant que nous en sommes à savoir ce qui sortira de la commission des trente, la Prusse s’occupe de consacrer une partie de la rançon que nous lui payons, — sur laquelle on vient encore de lui compter 200 millions, — au développement de ses forces. Le conseil fédéral vient de voter une somme de 255 millions de francs pour la transformation et l’agrandissement des places fortes de l’empire. D’autres sommes considérables ont été affectées à ces malheureuses places de l’Alsace et de la Lorraine qu’on peut fortifier aujourd’hui contre nous. Est-ce à dire cependant que tout soit facile dans la situation intérieure de la Prusse, que M. de Bismarck lui-même, le premier personnage de l’empire après l’empereur, soit aussi assuré qu’on le croirait dans ce pouvoir qu’il s’est fait ? Tout indique au contraire qu’il y a des difficultés intimes dont la dernière crise ministérielle de Berlin a été le symptôme, et qui survivent à cette crise. M. de Bismarck a récemment prononcé devant la chambre prussienne deux discours où il s’efforce de tout expliquer, de tout pallier, et où il ne laisse pas moins entrevoir, à travers les habiletés de son langage, qu’il a des luttes à soutenir, des embarras à surmonter. Depuis qu’il a cessé d’être président du conseil de Prusse, sa position n’a pas diminué, puisqu’il est toujours chancelier de l’empire ; il est assez sensible toutefois qu’il n’est pas entièrement satisfait, que son ambition est mal à l’aise, qu’il n’a peut-être pas obtenu l’omnipotence qu’il rêvait, et il ne laisse pas d’avoir quelquefois d’assez singulières libertés de langage à l’égard du maître qu’il a fait empereur. Il est vrai que, par une compensation naturelle, dans l’entourage de l’empereur, dans le parti militaire, on ne se gêne guère à l’égard du chancelier, dont on ne conteste pas les services, mais qu’on accuse volontiers de se faire la part du lion dans des succès dont il n’a été que l’auxiliaire, qu’on aurait obtenus sans lui. Il n’y a pas bien longtemps, un membre de la famille royale disait de lui : « Il ne croit pas avoir été assez récompensé, il nous considère comme des ingrats, et, si les circonstances s’y prêtaient, il serait un nouveau Wallenstein. »

C’est beaucoup dire ; mais enfin cela prouve qu’il y a des gens qui se détestent à Berlin, et d’un autre côté on en vient à s’apercevoir que dans cette vertueuse Allemagne, où l’on parle si souvent des corruptions de la France, il y a des fonctionnaires qui vendent des concessions de chemins de fer, comme vient de le prouver une discussion curieuse qui a eu lieu dans les chambres prussiennes. On finit par reconnaître que tout ce qu’il y a d’immoralité dans le monde n’est pas à Paris, que la dépravation se déploie à Berlin dans des proportions crois-