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compte, impatienté, le factionnaire attrape notre espion par le bras et le pousse dehors ; il l’avait pris pour un des habitans de la ville. Ah ! quelle joie pour le pauvre diable, et comme il dut avec bonheur respirer le grand air de la liberté ! Il eut du reste la présence d’esprit de n’en rien montrer, et Hoff le vit disparaître au tournant d’une rue, marchant d’un pas aussi égal et d’un air aussi insouciant que s’il ne venait pas d’échapper à la mort. Le lendemain au départ, quand les Prussiens passèrent leurs prisonniers en revue, les officiers d’abord, les soldats ensuite, placés sur trois rangs, ils ne trouvèrent plus leur nombre. Ils eurent beau compter et recompter : il leur manqua toujours quelqu’un.

A partir de Soissons, le reste du voyage se fit en chemin de fer ; il n’en fut pour cela ni plus rapide ni plus agréable. Le train avançait lentement dans la crainte des francs-tireurs, qui plusieurs fois déjà avaient coupé la voie, et nos pauvres soldats empilés dans des wagons à bestiaux, brisés par les cahots et grelottant de froid, en étaient presque à regretter de ne pouvoir faire à pied la route. En chemin, à plusieurs reprises, de longues bandes de prisonniers vinrent s’adjoindre au convoi ; ceux-ci avaient fait partie de l’armée de la Loire ; tous du reste étaient dirigés sur le camp de Grimpert, aux environs de Cologne : ils y entrèrent le 8 décembre, et la vie de captivité commença pour eux. Bien d’autres par malheur ont eu à raconter les mêmes misères : ces baraques de planches par où passaient les vents et la neige, le travail forcé de chaque jour aux fortifications, la brutalité des soldats allemands à coups de crosse activant l’ouvrage. En cas d’évasion possible, les prisonniers avaient dû quitter leurs souliers et chausser d’énormes sabots. Chacun d’eux en outre, comme nos anciens forçats, portait cousue sur l’épaule droite une large bande de toile marquée d’un numéro matricule. Ils ne recevaient de vivres qu’une fois par jour : du pain noir, du riz, des légumes secs, du mauvais lard quelquefois ; la ration de trois hommes n’aurait pas même suffi à satisfaire l’appétit d’un seul. Encore les vieux soldats, de longue date faits aux privations, pouvaient prendre leur mal en patience et ne souffraient pas trop ; mais il y avait là des jeunes gens, des mobiles qui, dans la force de l’âge, accoutumés chez eux à bien vivre et à bien manger, mouraient de faim littéralement. A l’heure des repas, ils allaient par groupes craintifs rôder autour des postes prussiens, versant des larmes et tendant la main pour obtenir de leurs ennemis quelque reste de soupe. Ceux-ci alors, l’estomac plein et le cœur content, prenaient leurs gamelles aux trois quarts vidées et les remplissaient d’eau jusqu’aux bords, puis ils offraient le tout aux pauvres affamés, — et de rire ! Ils trouvaient cela plaisant. À ce régime, on le