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-nant de captivité. Je le vois encore derrière un poirier qu’il avait choisi pour s’abriter : l’arbre était criblé, mais l’homme était sans blessure. Je n’avais rien attrapé, moi non plus.

« Cependant les Prussiens avaient opéré une conversion à droite ; lentement, par échelons, sous cette pluie de feu, ils remontaient le plateau et se rapprochaient ; nous allions être ramassés. Je n’avais plus qu’une cartouche, une seule, que j’avais tenue en réserve pour ce moment-là. Je pressais déjà la détente, j’en tuais encore un, et c’était fini. — Sergent, sergent, me cria Besançon, ne tirez pas ; vous voyez bien qu’on ne peut plus se défendre ; à quoi bon nous faire massacrer ici ? J’ai une femme et deux enfans, sergent ! — Je le regardai ; il était toujours là derrière son poirier, me tendant les bras d’un air si étrange que je me sentis ému. Je détournai la tête et je jetai mon fusil. Quand je relevai les yeux, ces sacrés Allemands étaient déjà sur nous. »

Pendant ce récit de Hoff, nous étions arrivés sur le plateau de Villiers : il avait tenu à revoir l’endroit. C’était par une belle après-midi d’automne. Le soleil, à son coucher, ensanglantait l’horizon, et cette vaste plaine, récemment moissonnée, avait une tristesse indicible. Peu ou point d’arbres : ils ont été coupés, la mitraille les avait hachés. Seulement aux flancs du coteau, au sommet surtout, une foule de tertres de diverses formes ; sur ces tertres des couronnes, des croix de bois blanc avec des inscriptions tracées au crayon, la plupart pieusement banales ; quelques-unes de ces croix portent des noms allemands. C’est là qu’ils dorment pêle-mêle, tous ceux qui en ce jour luttèrent pour leur patrie et succombèrent en combattant, sombres chasseurs saxons et zouaves éclatans, dragons bavarois à grand manteau bleu et petits mobiles à capote grise ! Chemin faisant, nous heurtions du pied des éclats d’obus, de vieilles gamelles, des morceaux de cuir racornis par la pluie, qui furent autrefois des képis ou des casques. Par endroits, le sol bosselé était fendu de sinistres crevasses, et des essaims de grosses mouches bleues bourdonnaient à l’entour. Il y a là aussi des corps enterrés, et le terrain vaut cher de ce côté, — les paysans vous le diront. Petit à petit, le plateau se nivelle, le nombre des tertres diminue, la charrue chaque jour étend plus loin ses sillons. Quelques moissons encore, et ces traces de mort auront pour toujours disparu sous les efforts réunis de l’homme qui oublie et de la nature qui pardonne.

III.

Toujours circonspect, en se voyant pris, Hoff s’était débarrassé bien vite de ses papiers, de ses galons et de tout ce qui eût pu éta-