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du bord. Notre régiment par bonheur tint sans faiblir dans Petit-Bry, mais nous, nous étions tournés. Il y eut un moment de mêlée à l’arme blanche ; c’est là que j’ai reçu d’un chasseur saxon un coup de baïonnette au bras gauche. Cependant la panique se mettait parmi les hommes : mon capitaine, avec le plus grand nombre, se lance vers la droite et tâche de rejoindre le gros de nos troupes. Bien peu y sont parvenus. Moi, je m’occupe de rallier les derniers ; un d’eux, épouvanté, s’était couché par terre dans un sillon, et se cachait la tête entre les mains pour ne rien voir et ne rien entendre. C’était le tailleur de la compagnie. — Allons, allons, lève-toi, lui dis-je, prends ce fusil et suis-moi. — Je lui tendais le fusil d’un homme tué près de nous. Comme il ne remuait pas, je lui assénai sur la tête un coup de crosse si violent que le sang jaillit. Il se leva alors sans rien dire, prit le fusil et marcha. Je l’ai revu plus tard en Allemagne ; je me moquais de lui.

« J’avais pu de la sorte réunir une poignée d’hommes ; je les égrène en tirailleurs, et, nous faufilant vers la droite, nous essayons de nous dégager ; mais près du parc de Petit-Bry impossible d’aller plus loin , le parc était occupé. Par devant, par derrière, sur les deux côtés, des Prussiens, des Prussiens partout. Vous connaissez la hauteur qui du village de Bry mène au plateau de Villiers. Il y a là à mi-côte des plants de vignes et des vergers entremêlés de cultures : nous nous blottîmes comme nous pûmes au revers des vignes, au creux des sillons, et, demeurant inaperçus dans ce grand tumulte de la bataille, nous commençâmes à brûler nos cartouches. Chaque coup portait. Quand les miennes furent épuisées, je pris celles d’un petit mobile qui gisait près de moi, je ne sais comment, la tête ouverte, les bras en croix ; cela me permit de tirer plus longtemps.

« Or, vers dix heures, évidemment les Prussiens avaient le dessous ; leur mouvement tournant avait échoué, les nôtres reprenaient l’offensive. Nos mitrailleuses, installées de l’autre côté de la Marne, venaient les prendre d’écharpe et balayaient les flancs du coteau. C’était plaisir à voir que ces épais bataillons allemands tombant fauchés par rangs entiers ! Par malheur, nous étions en leur compagnie, et les balles arrivaient également pour tous. Je connaissais déjà ce bruit rauque si particulier d’une mitrailleuse qui part ; mais c’est là que j’ai pu connaître le bruit non moins curieux de la décharge lorsqu’elle arrive. On dirait par un coup de vent la grêle frappant sur un toit. Les branches, les cailloux, la terre, s’éparpillaient autour de nous. En quelques minutes, mes hommes furent étendus morts, il n’en restait plus que deux avec moi ; encore l’un avait-il les deux genoux fracassés, celui-là ne comptait pas. L’autre s’appelait Besançon ; il s’est fait plus tard tuer dans Paris en reve-