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« Le 30 encore, tout allait bien : nous avions passé la Marne, enlevé Petit-Bry, avec des pertes il est vrai, et le soir, quand on s’arrêta, je fus placé de grand’garde avec ma compagnie juste en face du parc de Villiers, vous savez bien ? ce grand mur blanc qui coupe le plateau et où nos zouaves sont restés. Toute la nuit, notre artillerie tonna sur Villiers. Au malin, lorsque le jour parut, de bonne foi je croyais qu’on allait marcher de l’avant. Avec mes hommes, j’étais déjà sorti de nos lignes. J’arrive ainsi jusqu’aux Prussiens : ils étaient à dix pas de moi, enfoncés dans leurs trous ; nous nous regardions dans le blanc des yeux, comme on dit, mais ils ne tiraient pas. Cela m’étonnait. Je dépêche en arrière chercher des instructions ; on me répond au plus vite que je ne dois pas tirer le premier, qu’un armistice vient d’être conclu. L’ordre était formel. Nous nous mettons à relever les blessés et les morts : il y en avait beaucoup de ce côté, des Français, des Allemands ; mais les Allemands étaient les plus nombreux. Je rencontrai un de leurs majors qui me dit : — Ah ! oui, vous nous avez donné bien de l’ouvrage ! — et debout avec sa lorgnette il regardait la plaine couverte de neige, cherchant à reconnaître les siens. Près d’un grand trou était le cadavre d’un général saxon tué avec son cheval, dans le trou une quinzaine de blessés des deux pays ; c’est là qu’ils avaient passé la nuit par un froid terrible : plusieurs étaient déjà morts. Quand j’arrivai, l’un des Prussiens donnait à boire à un mobile qui, la jambe fracassée d’un éclat d’obus, râlait péniblement. Plus loin, le long des haies, au milieu des vignes, des artilleurs couchés dans leurs grands manteaux noirs. Leurs camarades travaillaient à les enterrer. Les fosses n’étaient pas bien profondes, d’un pied à peine, car la terre était toute durcie par le froid ; mais à chacun des morts, sous la tête, les autres glissaient un obus chargé. Il paraît que c’est l’usage dans ce corps-là : plus tard, quand on retrouvera leurs os, on saura qu’ils étaient artilleurs. Des brancardiers, la croix rouge au bras, passaient et repassaient ; les voitures d’ambulance arrivaient à vide et partaient remplies. Oui, c’est fort bien de relever les blessés ; mais en attendant les Prussiens renforçaient leur ligne. Par longues files noires, au travers des bois, on les voyait arriver, arriver sans cesse et se masser devant nous. Moi, j’étais furieux. Voilà leurs réserves qui vont donner, me disais-je, et demain nous serons battus. Je ne m’étais pas trompé.

« Le lendemain, vers cinq heures, comme j’allais prendre mon café, car je voulais être prêt à tout, des cris aux armes partent sur ma gauche. La première compagnie d’avancée s’était laissé surprendre. On m’a dit depuis que les Prussiens étaient arrivés jusqu’à la Marne, et qu’on avait relevé des cadavres à quinze mètres