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monter plus haut. De même dans la doctrine de Leibniz, la création de l’univers par une cause suprême n’exclut pas des causés secondes qui, obéissant à une sorte d’instinct et de tendance obscure, poursuivent des buts par des moyens appropriés. L’instinct de la nature et la Providence suprême n’ont donc rien de contradictoire, et doivent pouvoir se concilier dans une doctrine supérieure. Quant à ceux qui sacrifient absolument l’une de ces causes, et suppriment dans l’être suprême l’intelligence au profit de l’instinct, on ne voit pas quel avantage ils peuvent trouver, au point de vue scientifique, à écarter une cause qui nous est nettement connue, pour en substituer une autre qui n’est qu’un mot. L’instinct en effet n’est qu’une qualité occulte, le signe d’une notion vide et qui fait défaut dans notre esprit. Tous ceux qui ont voulu éclaircir cette notion ont essayé de la ramener soit au mécanisme, soit à l’intelligence. Le mécanisme, aveugle des élémens étant écarté d’un commun accord, l’intelligence reste la seule cause connue à laquelle nous puissions rapporter l’art de la nature, l’imagination n’étant elle-même qu’une forme ou un degré de l’intelligence. Est-ce à dire que la cause des causes ait une intelligence semblable à la nôtre ? Est-ce à dire que nous soyons autorisés à affirmer qu’il n’y a rien au-delà de l’intelligence, et que le grand artiste ne puisse, dans la création de ses œuvres, obéir à des lois dont nous ne nous formons aucune idée ? Nombre de métaphysiciens ont pensé le contraire et ont supposé en Dieu une série de perfections se dépassant les unes les autres, sans qu’aucune analogie pût nous les représenter en nous-mêmes. Peut-être les raisons suprêmes de l’ordre de la nature sont-elles dans ce fond dernier et insondable que toute théologie suppose à l’arrière-plan de ses mystères. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que la cause la plus analogue que nous puissions comparer à la cause suprême, c’est l’intelligence. L’art de la nature provient donc d’une cause qui est au moins une intelligence, si elle n’est pas quelque chose de plus.


PAUL JANET.