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besoins, toutes les fonctions, sont d’abord en quelque sorte confondus. Il n’y a de diversité de fonctions que celle qui résulte dans chaque individu de la diversité des organes et des besoins. Ainsi la première division du travail est celle qui a été instituée par la nature ; mais, à mesure que les besoins se multiplient, les actions et les fonctions des individus se séparent, et les moyens d’exercer ces actions diverses avec plus de commodité et d’utilité pour l’homme se multiplient à leur tour. C’est ainsi que l’industrie humaine n’est autre chose que la prolongation et le développement du travail de la nature. La nature fait des organes de préhension, les bras et les mains ; l’industrie les prolonge par le moyen des pieux, des bâtons, des sacs, des seaux et de toutes les machines à abattre, à creuser, puiser, fouiller, etc. La nature crée des organes de trituration mécanique des alimens ; l’industrie les prolonge par les instrumens qui servent à couper, à déchirer, à dissoudre d’avance ces alimens, par le feu, par l’eau, par toute sorte de sels, et l’art culinaire devient comme le succédané de l’art digestif. La nature nous donne des organes du mouvement, qui sont déjà des merveilles de mécanique, si on les compare aux organes rudimentaires des mollusques et.des zoophytes ; l’industrie humaine prolonge et multiplie ces moyens de locomotion par toutes les machines motrices, et par les animaux employés comme machines. La nature nous donne des organes protecteurs, nous y ajoutons par l’emploi des peaux des animaux et par toutes les machines qui servent à les préparer. La nature enfin nous donne des organes des sens, l’industrie humaine y ajoute par d’innombrables instrumens construits d’après les mêmes principes que les organes eux-mêmes, et qui sont des moyens soit de remédier aux défaillances et aux infirmités de nos organes, soit d’en accroître la portée, d’en perfectionner l’usage.

On oppose sans cesse la nature à l’art, comme si l’art n’était pas lui-même quelque chose de naturel. En quoi les villes construites par l’homme sont-elles moins dans la nature que les huttes des castors et la cellule des abeilles ? En quoi nos berceaux seraient-ils moins naturels que les nids des oiseaux ? En quoi nos vêtemens sont-ils moins naturels que les cocons des vers à soie ? En quoi les chants de nos artistes sont-ils moins naturels que le chant des oiseaux ? S’il y a une opposition entre l’homme et la nature, c’est dans l’ordre moral, dans l’ordre de la liberté et du droit et aussi dans l’ordre religieux ; mais sur le terrain de l’art et de l’industrie l’homme agit comme un agent naturel : l’industrie humaine n’est que la prolongation, la continuation de l’industrie de la nature, l’homme faisant sciemment ce que la nature a fait jusque-là par instinct. Réciproquement on peut donc dire que la nature, en