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des combinaisons qui les rendent aptes à produire tel ou tel effet, et il en est peut-être de même pour les tissus ; mais lorsque les tissus se transforment en organes, et que les organes s’unissent pour former des appareils, et que les appareils ou systèmes s’unissent pour former des individualisés vivantes, ces combinaisons sont autre chose que des complications ; elles sont de véritables constructions, et plus l’organisme se complique, plus elles ressemblent à des combinaisons savantes, produit de l’art et du calcul.

Au reste, ce n’est pas seulement par hasard et en quelque sorte par oubli que M. Claude Bernard revient à plusieurs reprises à cette comparaison de l’organisme à une œuvre de l’industrie humaine. Lorsqu’il parle comme savant et comme physiologiste, il se borne, comme c’est son droit, à la recherche des propriétés élémentaires, et ne voit dans les organes que des résultantes ; mais, lorsqu’il parle en philosophe, il s’exprime sur l’organisme comme Aristote, comme Kant, comme Hegel, comme Cuvier, comme tous les plus grands penseurs qui n’ont pu se soustraire à l’hypothèse d’un art dont les conditions peuvent nous échapper, et dont les causes premières seront peut-être éternellement cachées, mais qui ne peut se réduire au jeu spontané et fortuit des élémens matériels. Citons cette page remarquable, déjà célèbre en philosophie : « S’il fallait définir la vie, je dirais : la vie, c’est la création. » Ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, c’est la création de cette machine… d’après une idée, définie qui exprime la nature de l’être vivant et l’essence même de la vie… Ce groupement des élémens se fait par suite des lois qui régissent les propriétés physico-chimiques de la matière ; mais ce qui est essentiellement du domaine, de la vie, ce qui n’appartient ni à la chimie, ni à la physique, c’est l’idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une idée qui se manifeste par l’organisation… Les moyens de manifestation sont communs à tous les phénomènes de la nature et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères de l’alphabet dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers[1]. » Ainsi la science la plus profonde et la plus récente, pour exprimer son dernier mot sur la nature et la signification de l’organisme, revient, sans y penser, à la vieille et impérissable comparaison des lettres de l’alphabet, qui ne feront jamais un poème, ni même un seul vers, si une main ne les dirige et ne les combine. La recherche des conditions matérielles de la vie n’exclut donc pas, mais au contraire implique et appelle la finalité.

  1. Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, p. 162.