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avait été trop pénible, on dut les envoyer à l’ambulance, et depuis lors ni l’un ni l’autre ne s’est jamais bien relevé.

Neuilly cette fois nous appartenait. Renonçant à l’offensive, les ennemis s’étaient retranchés plus au loin dans les vastes bâtimens de la Ville-Évrard, l’asile d’aliénés bien connu, où devait plus tard périr le général Blaise, et de là ils promenaient la nuit des feux électriques pour prévenir toute nouvelle attaque. Ils avaient du reste en-deçà de Neuilly conservé un poste avancé. C’était le cimetière, situé au centre d’une vaste plaine que domine le plateau d’Avron et isolé de toutes parts. Ils s’y glissaient le soir par derrière, en rampant le long des sillons. Avec de l’audace et pourvu que l’affaire fût lestement conduite, on pouvait encore les surprendre. Ainsi pensa Hoff, qui au moyen de sa lorgnette avait reconnu des chasseurs saxons. La nuit venue, à plat ventre selon l’habitude, nos hommes se dirigent vers le cimetière. Se présenter à la porte, il n’y fallait point songer ; elle devait être barricadée. Le plus court était de tourner le mur et de gagner la brèche qui servait d’entrée à l’ennemi ; mais dans cette immense plaine toute dénudée il n’était guère facile de s’avancer sans être aperçu. Ils approchaient cependant, déjà le mur était tourné, quand un Wer da retentissant se fait entendre. — Still, still ! tais-toi ! répond Hoff en allemand ; officier saxon ! — Le sergent s’élance aussitôt, ses hommes le suivent ; une lutte terrible s’engage corps à corps au milieu des tombes. En un instant, une vingtaine de Saxons périssent égorgés, le reste s’échappe éperdu.

Quelle devait être la colère des Allemands, leur terreur aussi, en présence d’un tel adversaire ! Un naïf témoignage nous permettra d’en juger. À droite de la Ville-Évrard, au bord de la route, est une petite maison basse avec appentis bâti de plâtre et de bois ; il y a trois meurtrières percées dans le mur et au-dessous l’inscription suivante : Il faut mourir bien jeune pour le roi de Prusse. Albert Löftardt, Saxon. Voilà bien cette belle écriture gothique, ces caractères longs et inclinés qu’on retrouve un peu partout, hélas ! depuis la guerre, souillant les murs de nos maisons, et qui du Rhin à la Mayenne marquent le passage de l’étranger. Le nom Albert Löftardt est répété deux ou trois fois. Pauvre chasseur saxon, pendant tes longues heures de faction sur la terre de France, peu t’importaient, n’est-il pas vrai ? les succès de la grande patrie allemande, et la gloire du vieux roi Guillaume ne te rassurait guère sur le dangereux voisinage du sergent Hoff !

Du reste les ennemis n’étaient pas seuls à souffrir. En dépit des précautions, Hoff, lui aussi, perdait du monde, et sa petite troupe ne revint pas toujours au complet. Ces murs crénelés surtout étaient