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devraient point se maltraiter, car je vois que ceux qui s’attachent à expliquer la beauté de la divine anatomie se moquent des autres qui croient qu’un mouvement de certaines liqueurs qui paraît fortuit a pu faire une si belle variété de membres, et traitent ces gens-là de téméraires et de profanes. Et ceux-ci au contraire traitent les premiers de simples et de superstitieux, semblables à ces anciens qui prenaient les physiciens pour impies quand ils soutenaient que ce n’est pas Jupiter qui tonne, mais quelque matière qui se trouve dans les nues. Le meilleur serait de joindre l’une et l’autre considération[1]. »

On n’a rien démontré contre la doctrine des causes finales, lorsqu’on a ramené les effets organiques à leurs causas prochaines et à leurs conditions déterminantes. On dira par exemple qu’il n’est point étonnant que le cœur se contracte, puisque le cœur est un muscle et que la contractilité est la propriété essentielle des muscles ; mais n’est-il pas évident que, si la nature a voulu faire un cœur qui se contracte, elle a dû employer pour cela un tissu contractile, et ne serait-il pas fort étonnant qu’il en fût autrement ? A-t-on expliqué par là l’étonnante structure du cœur et la savante mécanique qui s’y manifeste ? La contractilité musculaire explique que le cœur se contracte ; mais cette propriété générale, qui est commune à tous les muscles, ne suffit pas à expliquer comment et pourquoi le cœur se contracte d’une manière plutôt que d’une autre, et pourquoi il a pris telle configuration et non pas telle autre. « Ce que le cœur présente de particulier, dit M. Claude Bernard, c’est que les fibres musculaires y sont disposées de manière à former une sorte de poche dans l’intérieur de laquelle se trouve le liquide sanguin. La contraction de ces fibres a pour résultat de diminuer les dimensions de cette poche, et par conséquent de chasser au moins en partie le liquide qu’il contenait. La disposition des valvules donne au liquide expulsé la direction convenable. » Or la question qui préoccupe le penseur, c’est précisément de savoir comment il se fait que la nature, employant un tissu contractile, lui ait donné la structure et la disposition convenables, et comment elle a su le rendre propre à la fonction spéciale et capitale de la circulation. Les propriétés élémentaires des tissus sont les conditions nécessaires dont la nature se sert pour résoudre le problème, mais n’expliquent nullement comment elle a réussi à le résoudre. M. Claude Bernard ne peut lui-même échapper à la comparaison inévitable de l’organisation avec les œuvres de l’industrie humaines, lorsqu’il

  1. Leibniz, Nouvelles lettres et opuscules inédits, publiés par Fouchor de Careil, Paris 1857, p. 356.