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comprend, on le dit, et, si nous voulons vivre, soyons bien convaincus que chacun pour sa part nous y aidera ; mais restons ; pour l’amour du ciel, ce que nous sommes, ne desséchons pas nos âmes sous prétexte que nous avons été dupes. L’attrait le plus sérieux que m’inspire le travail auquel je me livre, je le trouve dans la satisfaction que j’éprouve à rencontrer mon pays à la tête de toutes les démarches loyales. Il n’y a pas dans cette longue période si confuse, si agitée, si inquiétante parfois, qui commence en 1821 et se prolonge jusqu’en 1830, un seul acte de nos agens ou de nos capitaines que je voulusse répudier. Je ne suis même pas tenté de sourire de notre philhellénisme, les exagérations de notre enthousiasme m’attendrissent bien plus qu’elles ne m’offusquent. J’aime à voir sur la plage de Chio le capitaine Lalande « baiser la vieille moustache du général Fabvier. » J’aime à voir nos salons s’ouvrir à la poésie des récits qui les disputent avec succès à des amusemens plus frivoles. J’aime à voir Canaris recommander son fils « aux bontés de Mme de Castellane » et ce jeune Thémistocle, dont les lèvres balbutient à peine quelques mots de français, égayer le cercle charmant qui l’entoure en voulant « couper la tête à gros Turc. » Oui certes, ce fut une grande époque que celle où un gouvernement d’ordre et d’autorité prit en main la cause d’un peuple presque anéanti, et fit céder les considérations jalouses de la politique à la voix de l’humanité. Ce jour-là, on put reconnaître la France ; on ne la reconnaîtrait pas, si, changeant sa devise, elle se repentait « d’avoir fait les œuvres de Dieu. »

Les détails dans lesquels je suis entré jusqu’ici vont me permettre de marcher d’un pas plus rapide dans la voie qui doit nous conduire au récit des deux grands événemens de cette guerre, le massacre des janissaires et le combat de Navarin. Le premier de ces événemens ouvrira pour la Turquie l’ère des transformations ; le second décidera de l’affranchissement de la Grèce.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.