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involontairement les Blake, les Monk, les Guise, les d’Estrées, les Rupert, passant brusquement du commandement des armées au commandement des flottes, apposant leur courage, leur opiniâtreté, leur longue habitude des combats, à la science supérieure des Tromp et des Ruiter. L’avantage reste encore aux véritables hommes de mer dans cette lutte, et il fût resté aux Grecs, si, à bout de ressources, ils n’eussent désarmé la majeure partie de leur flotte pendant l’hiver. Les Grecs jugèrent trop légèrement leurs ennemis. Ils les crurent incapables de braver les chances de la navigation dans une saison qui n’avait jamais vu de flottes ottomanes à la mer. Ils avaient compté sans la volonté énergique d’Ibrahim. Le fils du pacha d’Égypte débarqua son armée en Morée en plein mois de décembre. Les brûlots arrivèrent trop tard : ils réussirent, il est vrai, à incendier quelques navires sur la rade de Modon, mais leur prestige s’était évanoui, et le dommage matériel qu’ils purent faire fut peu de chose en comparaison du grand résultat qu’ils n’avaient pu prévenir, comme autrefois, par la seule crainte qu’ils inspiraient.

En s’aguerrissant, les Turcs devaient nécessairement obliger leurs ennemis à modifier des moyens d’attaque qui ne pouvaient avoir de succès que contre un adversaire pusillanime ou inexpérimenté. Les brûlots étaient bien loin d’être l’équivalent des bâtimens-torpilles. Les marines européennes y avaient déjà renoncé quand, le 7 juillet 1770, les Russes détruisirent la flotte ottomane dans la baie de Tchesmé. Encore fallut-il en cette occasion que le canon eût contraint les Turcs à couper leurs câbles et à s’aller entasser au fond d’une baie étroite, dans une telle confusion qu’une seule étincelle eût suffi pour embraser cette masse enchevêtrée de matières combustibles. Le combat de Tchesmé rappelle Guétarie, Palerme, La Hougue et Vigo. Il n’a rien de commun avec les grandes batailles de la Manche.

Poursuivi par dix vaisseaux et cinq frégates russes, le capitan-pacha s’était réfugié sur la côte de l’Asie-Mineure, dans une baie sans défense, située en face de l’île de Chio. Les Russes ne laissèrent point échapper cette bonne fortune. L’amiral Spiritof porta droit sur le vaisseau à bord duquel flottait le pavillon du capitan-pacha. Exposé au feu de toute l’escadre turque, il eut près de cent hommes tués ou blessés avant de pouvoir se servir lui-même de ses canons. Il avait à peine présenté le travers et commencé à faire usage de son artillerie, qu’il se trouva porté par la dérive bord à bord du vaisseau ottoman. Les deux bâtimens restèrent accrochés. Il n’était pas prudent à cette époque de lutter avec les Turcs corps à corps. Dès que l’équipage du vaisseau ottoman eut senti le contact du navire ennemi et se trouva en mesure de combattre de pied