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bissaient le joug depuis près de cinq siècles. L’exposé des événemens ne laisse dans l’esprit que des notions confuses tant qu’on ne s’est pas rendu familiers les lieux qui leur ont servi de théâtre. Je puis être impatient d’abréger le chemin, d’arriver par la pente la plus prompte, par la route la plus courte, au cœur de mon récit ; mais, quelle que soit la hâte que j’en éprouve, je ne saurais me décider à m’engager dans ce labyrinthe sans avoir pris en main le fil qui doit me servir à m’y conduire. Je ne suspendrai pas d’ailleurs bien longtemps le cours de la relation historique que le combat de Navarin, nécessaire et glorieux dénoûment, viendra clore. Cette relation, un instant interrompue, je l’aurai rendue, j’espère, par les quelques lignes qui vont suivre, plus facile à saisir dans ses développemens, plus aisément justifiable dans ses conclusions.

On comptait en 1821 3 millions de Grecs environ dans toute l’étendue de l’empire ottoman, 2 millions dans les provinces européennes, en y comprenant la population de la Crète et celle des Cyclades. La Morée et la Grèce continentale réunissaient à peine 1 million d’habitans. Ce fut néanmoins cette fraction si peu considérable qui soutint tout le poids de la lutte. Les Grecs établis en Asie n’ont de place dans l’histoire de la guerre de l’indépendance que par l’intérêt qu’on ne saurait refuser à leurs souffrances et à leurs malheurs. Quelques mots suffiront pour indiquer la configuration de la Morée ; souvent envahie, cette péninsule semblait cependant avoir été mise par la nature dans des conditions particulièrement favorables pour repousser l’invasion. Une langue de sable dont la plus grande largeur n’excède pas 6 kilomètres la sépare du massif interposé entre le golfe de Lépante et le golfe d’Egine. Sans l’isthme étroit qui la relie comme un pont à la terre ferme, la Morée serait une île, et cette île, par sa superficie aussi bien que par le nombre de ses habitans, pourrait être comparée à la Sardaigne. Sur un territoire dont l’étendue a été évaluée à 21 ou 22,000 kilomètres carrés, la célèbre presqu’île, qui fut autrefois le Péloponèse[1], ne renferme qu’une population de 5 à 600,000 âmes.

  1. La Grèce régénérée a repris pour un grand nombre de localités les noms qui empruntaient aux événemens de l’antiquité ou même à ceux du bas-empire une illustration dont il n’est pas sans quelque intérêt de s’approprier le souvenir ; c’est d’ailleurs le dernier vestige de la domination turque ou de la domination latine qu’on efface. Il pourrait résulter de ces dénominations multiples quelque confusion, ai je ne prenais soin de prévenir le lecteur que, me conformant à un usage assez général, il m’arrivera souvent de désigner les villes, les territoires, les îles, les provinces, tantôt sous leur nom antique, tantôt sous leur nom moderne. Ainsi Lesbos, Métélin, Mytilène, sont une seule et même île. La Crète et Candie, l’Eubée et Négrepont, Cos et Stancho, Naxos et Naxie, Boudroun et Halycarnasse, Napoli de Malvoisie et Monembasia, l’Épire et l’Albanie, la Morée et le Péloponèse, la Roumélie et la Macédoine, sont des équivalens qu’on pourra retrouver presque à chaque page de ce récit. En donnant cet avertissement au lecteur, je prends peut-être une précaution qui paraîtra superflue, car, s’il est un privilège acquis à ces localités, dont l’histoire est familière à tout esprit cultivé, c’est celui d’être connues sous les divers noms que leur a fait porter la fortune.
    Peut-être serait-il plus nécessaire de rappeler que, par suite des divergences qui existent encore entre les géographes, on rencontrera, suivant la carte qu’on aura la fantaisie de consulter, des golfes pourvus de deux ou trois noms différens. Le golfe de Coron deviendra tour à tour le golfe de Calamata ou le golfe de Messénie, l’immense baie comprise entre le cap Matapan et le cap Saint-Ange s’appellera golfe de Kolokythia, de Laconie ou de Maratho-Nisi. Viendront ensuite les golfes de Nauplie ou d’Argos, d’Égine ou d’Athènes, de Lépante ou de Corinthe, quoique Égine et Athènes, Corinthe et Lépante, pussent être à bon droit employées à désigner, suivant le, position géographique, des parties différentes d’un même golfe.