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des plus nobles folies de Berkeley, son projet pour la civilisation des sauvages du nouveau continent au moyen d’une grande école instituée dans les Bermudes.

La lecture de la biographie du philosophe irlandais est indispensable à une étude de ses œuvres ; mais, s’il faut pénétrer dans le cœur de Berkeley pour arriver à son esprit, c’est le plus agréable chemin comme le plus sûr. Il s’était fait de l’amour de ses semblables une véritable religion, et jamais amour ne fut moins contemplatif que le sien. Il y a de la grandeur dans les rêveries de cet utopiste qui pour son coup d’essai voulut régénérer l’Angleterre par ses écrits, qui, homme mûr, espéra réaliser sur le sol de la jeune Amérique son idéal d’une société fondée sur la religion, la morale et la science réunies, qui plus tard essaya de rendre à l’Irlande sa liberté, et ne réussit qu’à répandre autour de lui l’instruction et presque le bien-être, qui mourut en croyant léguer aux hommes le remède de tous les maux corporels, — toujours plein de projets bienfaisans, toujours déçu, et toujours se rattachant à un enthousiasme nouveau. L’expérience n’eut pas de prise sur une âme si haute. Non pas que l’énergie lui fît défaut pour se mesurer avec la réalité. Ce fut lui qui en dix ans ne mit pas une fois les pieds à la cour, où il avait ses entrées, parce qu’il n’avait rien à demander que pour lui-même, et qui, le jour où il fallut obtenir du parlement le bill sur l’université des Bermudes, alla trouver en particulier chacun des députés, les persuada, et obtint l’unanimité des voix, au grand ébahissement de Robert Walpole. C’est après tout sa gloire à lui d’avoir réussi dans toutes les entreprises où suffisaient l’amour du bien et l’art d’enflammer les hommes pour leur devoir. Un soir, à Londres, il parla dans une réunion aristocratique, au club Scriblerus, de ses projets sur l’Amérique ; au bout d’une heure, les assistans se levaient en criant : « Partons avec lui, tous, à l’instant ! » En Irlande, le jour où Charles-Édouard débarqua en prétendant, une lettre de Berkeley aux catholiques de Cloyne, répandue dans tout le pays, apaisa les esprits, et arrêta la propagation de la révolte. Attaché au dogme protestant, il est, par cette fidélité à ses premières croyances, un véritable Anglais, à la façon de ces philosophes de nos jours toujours prêts, comme Hamilton, à signer un traité de paix entre la science et la religion. Toutefois en même temps qu’il refusait de « laisser réduire la religion à un système de morale, » il savait être l’homme le plus tolérant de son époque : à Rhode-Island, en Amérique, toutes les sectes accouraient à ses sermons ; en Irlande, il proposa dans un écrit intitulé Un mot aux gens sages la formation d’une ligue contre l’ignorance, où il fit entrer les prêtres catholiques. Heureux des conversions des dissidens, il ne voulait les provoquer que par ses procédés bienveillans et en les attirant dans les écoles. Dans des articles de journaux, il réclamait pour les catholiques irlandais la plus complète égalité civile et politique avec les protestans. « C’est une folie, disait-il, de