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sincère en toute circonstance, elle avait la dissimulation en horreur. Je ne saurais dire la peine qu’elle prit pour m’accoutumer aux soins du ménage et pour m’inspirer l’habitude de l’ordre et de l’économie ; très ordonnée dans ses affaires de fortune, Mme Récamier n’avait pas le goût et prétendait n’avoir pas l’intelligence des détails dans les choses matérielles ; la continuelle préoccupation de sa pensée, qu’elle m’exprimait souvent, était celle-ci : « je veux que tu aies tout ce qui m’a manqué et que tu sois plus heureuse que moi. » Dans ces derniers mots se révèlent le sentiment et le jugement de Mme Récamier sur elle-même et sur son passé. Après l’éducation vint pour sa nièce le mariage ; elle remarqua de bonne heure le goût que témoignait la jeune fille pour un jeune homme très distingué et du plus honorable caractère, M. Charles Lenormant, qui devait devenir un savant éminent dans les sciences historiques, philologiques, esthétiques, et l’un des membres considérables de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Dès que Mme Récamier eut reconnu le sentiment mutuel des deux jeunes gens et les chances de rare bonheur qu’offrait leur union, elle ne s’occupa que de le leur assurer, et, quand le mariage fut fait, le jeune ménage devint l’objet de sa plus tendre affection et de sa constante sollicitude ; mais à l’intérêt maternel qu’elle leur portait se mêlait sans cesse un triste retour sur elle-même et sur sa propre destinée. « Je pense beaucoup à toi et avec une vive tendresse, écrivait-elle à sa nièce ; je n’ai pas un chagrin, pas une contrariété, que je ne me dise que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour que tu ne sois pas exposée aux mêmes peines ; je veux que ton bonheur me console. » Et un peu plus tard, à une époque où Mme Lenormant avait le chagrin de voir partir son mari pour un long voyage, sa tante lui écrivait : « Il ne faut pas, ma chère enfant, te parler de bonheur quand ton cœur est déchiré ; mais tes peines seront passagères, et ton sort me semble si doux que je donnerais volontiers les plus beaux jours de ma vie pour tes jours les plus tristes ! » Jamais une destinée extérieurement si brillante n’a laissé dans le cœur d’une femme une plus mélancolique impression et un plus profond regret de ce bonheur simple et incomparable qui s’exprime par ces mots « l’amour dans le mariage. »

Après tous les succès de Mme Récamier dans la vie mondaine et les hommages qu’elle avait reçus de toutes les célébrités de son temps, quand elle finit par apprécier si haut et regretter si vivement les devoirs et les joies de la modeste vie conjugale et de famille, cette destinée d’institution divine, le sentiment qui se révèle en elle fait grand honneur à son jugement comme à son âme, et donne à son caractère une rare et belle originalité.


GUIZOT.

Janvier 1873.