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les plus humbles et les plus familiers intérêts, Mme Récamier s’associait à la vie de son jeune ami, et exerçait sur lui cette influence un peu vague, mais doucement pénétrante et efficace, qui résulte d’une sympathie sérieuse entre deux personnes qui se sentent l’une et l’autre vraiment distinguées et rares, et qui se complaisent à jouir, avec une confiance tendre, des mérites et des charmes particuliers à chacune d’elles.

Entre tous les hommes éminens qui charmèrent plus ou moins Mme Récamier, et qu’à son tour elle charma et attira autour d’elle, M. de Chateaubriand conquit et garda jusqu’à la fin la première place. Elle avait quarante et un ans et lui cinquante lorsqu’en 1818 il commença à venir assidûment chez elle. Les liens tardifs entre des personnes qui ont déjà connu les séductions diverses et subi les diverses épreuves de la vie ne sont pas les moins puissans, et, quand l’expérience déjà longue des relations humaines n’empêche pas une passion de naître, elle accroît et consolide son empire. L’intimité qui s’établit dès lors entre M. de Chateaubriaud et Mme Récamier ne fut pas exempte de variations ni même de troubles : M. de Chateaubriand était égoïste, exigeant, incomparablement vaniteux, et un attachement, même sérieux, ne le rendait pas inaccessible aux fantaisies ; Mme Récamier était sincèrement dévouée, mais clairvoyante et digne. Lorsqu’en 1823 M. de Chateaubriand fut devenu ministre des affaires étrangères, au milieu de ses ardeurs pour la guerre d’Espagne, « ses visites quotidiennes à l’Abbaye-au-Bois étaient bien souvent dérangées, dit Mme Lenormant dans son premier recueil[1], soit par les réunions du conseil, soit par les séances des chambres, et le trouble n’était pas seulement dans les habitudes ; l’humeur de l’éminent écrivain n’avait pas résisté à la sorte d’enivrement que le succès, le bruit, le monde, amènent facilement pour des imaginations ardentes et mobiles. Son empressement n’était pas moindre, son amitié n’était point attiédie ; mais Mme Récamier n’y sentait plus cette nuance de respectueuse réserve qui appartient aux durables sentimens que seuls elle voulait inspirer : le souffle d’un monde frivole et adulateur avait passagèrement altéré cette pure affection. » Une telle situation ne convenait ni à la fierté ni au repos de Mme Récamier ; elle partit pour l’Italie le 2 novembre 1823, et le premier billet que lui écrivit M. de Chateaubriand en apprenant sa résolution était bien propre à lui prouver qu’elle avait raison. « Non, lui disait-il, vous n’aurez pas dit adieu à toutes les joies de la terre ; si vous partez, vous reviendrez bientôt, et vous me retrouverez tel que j’ai été et que je serai toujours pour vous. Ne m’accusez pas de ce que vous faites vous-même ; » La présomption de M. de Chateaubriand le trompait ; malgré ses prédictions, pendant dix-huit mois, Mme Récamier ne revint pas ; elle ne

  1. Tome II, p. 32.