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jolie femme de l’Europe ! Hé bien, je suis persuadée que, si l’on pouvait définir l’influence que vous exercez, cette même bonté a plus de puissance que tous les autres avantages, plus brillans sans doute, mais auxquels elle ajoute tant de force. Ainsi, madame, c’est parce que vous êtes bonne que vous avez fait tourner tant de têtes et désespéré tant de malheureux ; ils ne s’en doutent pas, mais c’est pourtant vrai. »

Ce qu’il y a de nouveau dans le nouveau volume que vient de publier Mme Lenormant, ce n’est pas seulement la preuve que Mme de Boigne faisait acte de sagacité en attribuant, dès 1812, à la bonté sympathique de Mme Récamier une grande part, même dans le succès de sa coquetterie mondaine ; c’est le développement, le progrès, et enfin la prédominance de ce trait moral de son caractère dans le cours de sa vie. Le volume se divise en deux parties : la première revient sur les relations de Mme Récamier avec les amis de sa jeunesse, et produit de nouveaux fragmens de ses correspondances de cette époque ; la seconde retrace uniquement les relations de Mme Récamier avec la nièce qu’elle avait adoptée comme sa fille, et ses relations, depuis qu’elle s’était fixée dans l’Abbaye-au-Bois, avec Jean-Jacques Ampère, « le jeune ami de son âge mûr et de sa vieillesse, dit Mme Lenormant, celui qu’elle a traité comme un fils ou comme un frère. » C’est dans cette seconde partie que Mme Récamier apparaît sous un aspect nouveau, toujours attrayant et charmant, mais d’une tout autre sorte que dans la première phase de sa vie et de son âme. Ce n’est plus la beauté mondaine, la coquette conquérante ; elle n’a pas oublié qu’elle a été belle et séduisante, elle sait qu’elle l’est encore, mais elle ne s’en contente plus ; elle choisit parmi ses conquêtes celles qui méritent d’être conservées comme des biens vrais et durables, et, sans s’y renfermer absolument, elle s’y attache avec un sentiment sérieux, dévoué, qui prend un caractère presque religieux.

Ce n’est pas une conversion pieuse, il n’y a point de révolution dans son âme ; c’est une face de sa nature qui était restée jusque-là un peu voilée, et qui, par un progrès spontané, se manifeste, s’anime et devient le trait dominant de son état moral et de sa vie : développement si vrai que, bien longtemps avant qu’il s’accomplît, dès le 4 octobre 1807, l’un de ses plus aimables et plus sincères amis, Camille Jordan, lui écrivit : « Je voudrais vous reparler de mon plaisir de vous avoir vue, de mon serrement de cœur à votre départ, de ma tendre affection ; mais je suis un peu découragé de vous exprimer tout cela quand je pense combien vous êtes un enfant gâté d’amour et d’amitié ! Pourtant vous m’avez manifesté des dispositions d’âme qui m’ont bien touché ; je vous sais tant de gré de retrancher tous les jours à la coquetterie pour ajouter aux sérieuses, aux religieuses affections ! C’était mon ancien vœu que votre perfectionnement et votre bonheur, et il m’est bien