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la cervelle des hommes assassinés ? Elle a tué en effet tout ce qu’il y avait de bon et de grand en lui. Ce joli monstre aux mains blanches, au sourire doux, blond comme un chérubin, innocemment odieux, est peint de main de maître. Certes ce n’est pas le talent qui fait défaut à George Eliot, ce n’est pas la science non plus ; ce n’est ni l’esprit, — peu d’écrivains anglais en ont eu davantage, — ni le style, bien qu’il faille signaler çà et là quelques taches, l’abus des expressions médicales et physiologiques par exemple, ni la fécondité d’invention, — il y a de tout dans cet interminable roman, depuis les tableaux de genre dignes d’être regardés à la loupe jusqu’aux scènes les plus dramatiques. À peine oserait-on critiquer les récits trop longs de brigues électorales, tant ils se recommandent par l’étude fine et mordante des ambitions et des faiblesses humaines, par un mélange surtout de judicieuse philanthropie et de prudentes réserves lorsqu’il s’agit de réformes politiques et de perfectionnement social ; mais ces qualités nobles et solides, viriles et délicates, ne suffisent pas à racheter le mépris flagrant des règles essentielles de l’art. Middlemarch se compose de chapitres décousus, qui se suivent au hasard, avec une incohérence que rien ne saurait justifier. On doit en accuser peut-être un mode de publication interrompu, dont le moindre inconvénient est de lasser le lecteur. Il eût fallu d’ailleurs pour nous réconcilier avec la vie de province, particulièrement terne et fastidieuse en Angleterre, que cette étude ne fût que le fond d’un tableau intéressant et d’autant plus chaud, d’autant plus vif par le contraste. Pour mériter le titre de grand romancier, il reste à George Eliot à reconnaître que la première condition du beau est d’édifier la charpente de l’ensemble avant de s’occuper de l’ornement, et que la perfection des détails ne suppléera jamais à l’absence de plan déterminé, pas plus que le réel ne pourra se passer, quoi qu’on fasse, de l’alliance de l’idéal. On l’a dit souvent, et on ne saurait assez le répéter : l’idéal n’est pas au-dessus de la nature, il fait partie du vrai, il est indispensable à toute œuvre élevée. C’est pour avoir méconnu ce précepte immortel, pour avoir de parti-pris donné le pas à l’observation sur l’imagination, à l’analyse impitoyable sur tout ce qui est sensibilité, passion ou fantaisie, que George Eliot ne saurait être classé parmi les romanciers de premier ordre.


Th. Bentzon.