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souriant avec une émotion inconnue de reconnaissance : — Vous n’aimiez pas Lowick, ayant attaché votre cœur à un genre de vie tout différent ; Lowick est la maison de mon choix.

Will ne sut que dire, car il ne pouvait répondre qu’il était prêt à mourir pour elle. Le respect l’arrête toujours avant la scène de passion que l’on attend inutilement d’un bout à l’autre de ce roman.

Sans se rendre compte de l’adoration qu’elle inspire, Dorothée prend plaisir à consulter sur toutes choses le goût de son nouvel ami, qui lui prouve que le sentiment de l’art peut s’acquérir en grande partie ; elle est touchée surtout de l’affection que Will lui témoigne, à elle qui avait jusque-là tant donné pour recevoir si peu. Elle s’intéresse à sa vocation indécise, l’aide à la chercher, l’encourage maternellement ; peut-être est-elle frappée à son insu du contraste de cette brillante, franche, et fougueuse jeunesse avec la caducité précoce de M. Casaubon. La première impression, en apercevant Will, est celle que fait éprouver un rayon de soleil ; ses traits mobiles semblent se transformer à tous momens sous le coup de baguette d’Ariel, et sa chevelure secouer une lumière que l’on peut prendre pour l’auréole même du génie. M. Casaubon ne se dissimule aucun des avantages de son petit cousin, et, tout en les jugeant frivoles, il en est jaloux, ce qui le rend plus maussade et plus sombre, car il a trop d’orgueil pour trahir autrement cette jalousie qu’il n’a pas épuisée tout entière en rivalités scientifiques, cette jalousie qui n’est au fond qu’une des formes de l’égoïsme souffrant. George Eliot en fait l’objet d’une curieuse étude psychologique, à laquelle nous sommes arrachés par le brusque changement de décor qui nous ramène à Middlemarch, au milieu de la famille Vincy.

Un critique des plus autorisés parmi ses compatriotes a complimenté l’auteur de Middlemarch d’avoir fait de chaque volume un ouvrage complet. Nous ne contredirons pas cette assertion, mais nous la tournerons en blâme : l’intérêt, divisé entre deux sujets étrangers l’un à l’autre, s’alanguit et finit par s’éteindre. Aussi est-on soulagé en apprenant que l’affection dont est atteint M. Casaubon a chance de se terminer par une mort prochaine. Sans cela, Dorothée succomberait elle-même de lassitude et de tristesse dans ce manoir de Lowick, où elle essaie de donner le change à son activité en copiant du latin sous l’œil inquiet et méfiant de son désagréable mari. Souvent, il est vrai, elle quitte la bibliothèque pour un petit boudoir fantastiquement meublé de tapisseries verdâtres où, parmi d’autres portraits, se trouve la miniature de la grand’mère de Will Ladislaw, femme résolue et passionnée qu’une