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jeune et sympathique figure. D’abord Will Ladislaw jugeait assez sévèrement Dorothée, n’admettant pas qu’une femme capable d’épouser Casaubon pût être rien de mieux qu’une pédante désagréable. Malgré les services signalés que lui a rendus son cousin, ou même à cause de ces services, car la hauteur et la sécheresse avec lesquelles on nous oblige peuvent rendre la reconnaissance un fardeau, Will Ladislaw déteste Casaubon, qui le tient aussi en profond dédain. Pour le faux savant, qui a usé sa vie au travail préparatoire d’une œuvre impossible, l’imagination poétique de Will, son esprit vif jusqu’à la turbulence, son tempérament avide d’aventures, doivent être autant de signes de frivolité. Le voyant rebelle au choix d’une carrière sous prétexte qu’il est apte à plusieurs et qu’il veut tout connaître avant de se fixer, Casaubon s’est résigné de mauvaise grâce à subvenir encore aux dépenses d’une année de voyages, il a mis ce Pégase en révolte contre son joug à l’épreuve de la liberté. Sa surprise lorsqu’il le retrouve en Italie, où il s’occupe provisoirement de peinture, est sans aucun mélange de plaisir ; quant à Will Ladislaw, il abjure vite d’injustes préventions contre Dorothée. Après une première conversation, il s’étonne, il est ému de sa simplicité presque enfantine sous certains rapports, des éclairs de sensibilité qui lui échappent, et il conclut qu’elle a dû faire de ce mariage odieux quelque étrange roman, qu’elle a été trompée par sa propre candeur. Ah ! si M. Casaubon n’était qu’un dragon qui eût emporté cet ange dans sa caverne par violence et sans formalités légales, quel devoir sacré ce serait d’arracher Dorothée à de pareilles griffes ! Par malheur, M. Casaubon est quelque chose de bien autrement intraitable qu’un dragon ; c’est un bienfaiteur appuyé sur les droits que lui donne la société. Will ne peut même insinuer ce qu’il pense de la vanité de son œuvre sans se montrer ingrat ; du moins se dédommage-t-il de tant de contrainte en faisant des visites fréquentes à Dorothée, toujours seule chez elle. L’abandon où elle vit indigne le jeune homme et l’enchante à la fois ; il en veut au mari de délaisser ainsi cette charmante créature pour s’en aller à la chasse de futilités vermoulues, et en même temps quel bonheur de pouvoir causer sans témoins ! — Souvent les questions d’art les amènent à traiter des questions de sentimens. — Je crains, dit Will, que vous ne jugiez l’art en hérétique. Comment cela se fait-il ? Je vous aurais crue sensible à la beauté partout où elle se trouve.

— Je suppose que je manque d’intelligence pour bien des choses, répondit simplement Dorothée ; j’aimerais rendre belle la vie de tout le monde, et cette immense dépense d’art qui semble faite pour ainsi dire en dehors de la vie, sans la rendre meilleure pour le grand