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ce pays, où les grandes fortunes sont rares, miss Brooke ne se mariera pas aisément. Il y a pour cela deux bonnes raisons : d’une part toutes les vanités la trouvent insensible, de l’autre elle inquiète par son goût des extrêmes et sa ferme volonté de tout régler autour d’elle d’après des principes très personnels. Une jeune fille du monde qui s’agenouille au chevet des paysans malades pour prier avec une ferveur digne du temps des apôtres, qui s’impose volontairement des jeûnes et passe la nuit à lire des livres de théologie, pourra bien, devenue femme, s’éveiller un beau matin possédée de quelque chimère nouvelle qui lui fasse appliquer ses revenus d’une façon admirable sans doute, mais contraire au goût du mari. Tout le monde craint Dorothée ; les paysans eux-mêmes, bien qu’elle soit leur providence, lui préfèrent Célie, dont le caractère aimable se laisse déchiffrer plus aisément que le sien. Cependant ceux qui l’approchent, fussent-ils prévenus, lui trouvent un charme qu’ils ne peuvent concilier avec sa réputation ; les hommes la proclament « ensorcelante à cheval, » et en effet, le teint et la physionomie animés par le grand air, par l’exercice, elle n’a rien d’une dévote. Pourtant Dorothée ne se doute pas de ses avantages extérieurs ; il est touchant de l’entendre exalter au contraire ceux de Célie. Chaque fois qu’un voisin devient assidu, elle décide qu’il est amoureux de Célie ; c’est ainsi qu’elle se méprend tout à fait sur le motif qui amène sans cesse sir James Chettam chez son oncle. Comment croire qu’il vienne pour elle ? et qu’aurait-elle à dire à un gentilhomme campagnard, grand chasseur, fût-il jeune, fût-il beau, fût-il aimable ? Le bonheur à ses yeux serait d’épouser un homme digne, par son âge et son mérite, d’être pour elle une sorte de père et capable de lui enseigner l’hébreu au besoin, — Milton aveugle ou le vertueux Hooker. Elle ne rencontre ni l’un ni l’autre, elle tombe sur le révérend Edouard Casaubon, propriétaire du manoir voisin de Lowick et cité par tout le comté comme un savant de premier ordre. Depuis bien des années, dit-on, il prépare les matériaux d’un grand ouvrage d’histoire religieuse dont la publication doit affirmer des points de vue nouveaux. L’éclat de sa fortune rejaillit sur sa piété ; son nom impose à tous sans qu’on sache bien pourquoi. Nous l’apercevons une première fois à dîner chez M. Brooke. Il a des cheveux gris de fer, des yeux caves, la taille grêle. Quelle différence avec le teint fleuri et les favoris opulens de sir James ! Sa manière de parler précise et dogmatique contraste avec les commérages sans consistance du bon M. Brooke, et cela suffit pour séduire Dorothée ; elle se laisse prendre à ses doctes discours accompagnés d’un mouvement régulier de la tête et d’un clignement de paupières. — Que M. Casaubon est donc laid ! dit Célie après le dîner.