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hollandais que recommande surtout la précision de la ressemblance et des détails. « Miss Brooke possède ce genre de beauté que met en relief l’absence absolue de parure. Sa main et son bras sont d’une forme si exquise qu’ils semblent faits pour les manches que portait la Vierge lorsqu’elle apparut aux grands peintres italiens ; par un heureux contraste avec l’élégance de province, toute sa personne a le caractère d’une belle citation de la Bible fourvoyée dans quelque paragraphe de la gazette du jour. » — Pourquoi ne pas l’avouer ? nous espérions secrètement trouver dans Middlemarch le reflet d’une âme et d’une vie qui se sont dérobées aux investigations de la curiosité publique, mais que l’on sait être exceptionnelles entre toutes. C’est avec cet espoir que nous avons ouvert le premier des huit volumes, daté du commencement de l’année dernière, car ils ont paru de mois en mois ou même avec de plus longs intervalles. Pour mieux faire concevoir notre déception, nous allons suivre ici la marche de cette triple intrigue qui se déroule au milieu d’une foule importune de personnages secondaires entassés parfois, on ne sait pour quelle raison, au premier rang.

Miss Dorothée Brooke a dans le pays qu’elle habite la réputation d’une femme supérieure, mais presque toujours on ajoute que sa sœur Célie a sur elle un avantage, le sens commun. Les observateurs attentifs remarquent aussi que Célie apporte dans la manière de s’habiller une ombre de coquetterie absolument étrangère à Dorothée, non qu’elle fasse en réalité plus de toilette. La famille Brooke, sans être précisément aristocratique, se pique d’être une bonne famille, elle compte parmi ses ancêtres un gentleman puritain qui, après avoir servi sous Cromwell, s’est rallié à la monarchie, et est sorti finalement des querelles politiques, propriétaire d’un domaine assez considérable. Il va donc sans dire que des filles aussi distinguées, vivant à la campagne et paroissiennes d’un petit village, affectent de laisser les colifichets aux filles de gros fermiers et de petits marchands ; mais le sentiment religieux suffirait à expliquer la simplicité de Dorothée. Elle sait par cœur les principaux passages des Pensées de Pascal, elle est éprise jusqu’à l’imprudence de toutes les exagérations du dévoûment et de la charité, elle considère sans cesse les destinées du genre humain à la lumière du christianisme, et ne pourrait concilier le sérieux d’une vie spirituelle avec le vif intérêt que certaines personnes prennent aux futilités de la mode. Célie, très douce, se soumet aux goûts de son aînée en ayant soin toutefois d’éviter l’excès.

Dès le premier chapitre, une de ces scènes où excelle George Eliot, et qui trahit tout à coup le sexe de l’écrivain, un petit tableau d’intérieur merveilleusement fin et délicat nous fait connaître à fond les caractères opposés des deux sœurs et leurs rapports réci-