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voyantes. Le luxe de la parure est le seul pour lequel il fasse des folies ; il se rattrape sur les lois somptuaires d’autrefois.

On se figure aisément le banquier florentin du moyen âge, père de famille rigide, austère, aimé et vénéré, mais craint aussi des siens, donnant presque toutes les heures du jour aux affaires, ouvrant religieusement par la prière les repas en commun, le dimanche conduisant lui-même aux offices l’épouse et tous les enfans, prenant part à la chose publique, aux élections, aux charges de la cité, aux luttes intestines, aux guerres extérieures, sans y épargner le sang de ses fils en âge de le suivre. En ce temps-là, on était à la fois banquier, industriel, magistrat public et soldat. Ne reculant pas devant les périls d’un autre genre, le banquier partait de Florence à cheval, un beau matin, pour aller visiter ses comptoirs à l’autre bout de l’Europe, à Paris, à Bruges, à Londres, non sans avoir fait auparavant son testament ; dans tous les cas vigilant, attentif, économe, fin en affaires, fort diplomate et ne risquant rien qu’à coup sûr.

Avec le temps et par suite des nombreuses évolutions de la cité florentine, ce type du banquier primitif, si bien personnifié au XIIIe siècle par les Bardi, les Peruzzi, les Alberti et tant d’autres, a complètement disparu. Florence est restée toutefois une ville d’affaires, d’un ordre modeste, il est vrai, et le commerce de l’argent ne s’en est pas tout à fait éloigné. Une foule d’étrangers, des Anglais, des Américains en grand nombre, y séjournent chaque année ; tous sont munis de lettres de crédit. Cela augmente un peu les affaires de plusieurs maisons de banque, souvenir effacé de celles des anciens jours. Une de ces maisons est surtout populaire, la maison F…, dont le vénérable chef, âgé de quatre-vingt-dix ans, mène encore lui-même les bureaux. « Je suis le doyen des banquiers d’Europe et peut-être du monde, disait-il récemment avec un légitime orgueil ; j’ai commencé à travailler au siècle passé, en 1799 ; il y a soixante-treize ans que je n’ai pas quitté la plume. » Comme on lui citait nombre d’illustres travailleurs qui chez nous sont aussi arrivés à une verte vieillesse sans cesser un seul jour d’être aux affaires, et même aux affaires publiques, où l’on vieillit encore plus vite : « C’est vrai, répondit-il, mais après quatre-vingts ans chaque année compte pour dix. » Cet homme infatigable a été toute sa vie un modèle d’exactitude, de diligence, d’activité. Le premier au travail le matin dès la première heure, il quitte le soir le dernier ses bureaux. Il est aidé de ses deux fils, mais conduit tout en maître, vérifie et signe toutes ses traites. N’est-il pas comme le digne successeur de ces austères banquiers du moyen âge qui au XIIIe siècle étendirent si loin leur renom ?