Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/622

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est dit. On y trouve nombre d’honnêtes familles, du moins dans l’intention du réformateur. Reste à savoir si cette médiocrité terre à terre peut satisfaire tous les instincts de l’humanité. Ce qu’a fait M. Proudhon, il est facile de le dire : il a transporté le réalisme dans l’utopie. C’est au réalisme qu’il ramène tout. C’est là qu’il aboutit dans l’art comme dans la société. M. Courbet est son Raphaël. C’est en s’inspirant du réalisme que ce peintre nous a transmis la personne du réformateur dans la moins idéalisée des images.

Ce qui a survécu de M. Proudhon, c’est son esprit destructeur. Son langage violent a fait école ; son nom préside ou se mêle à l’organisation de sociétés redoutables. Il n’est que trop vrai : les tendances, les formules proudhoniennes, ont gagné du terrain ; elles travaillent, elles agitent tout un peuple de prolétaires. On peut dire dès à présent si c’est pour la paix et pour le bonheur du monde.

Sous un seul rapport, nous pouvons le concéder, le passage de M. Proudhon n’aura pas été inutile et funeste. Il a forcé les sciences sociales à mettre plus d’exactitude dans leurs raisonnemens, plus de rigueur dans leur logique. Il ne leur permet plus de se contenter d’armes parfois un peu vieillies ; il les contraint de tenir leur arsenal en bon état, de le renouveler au besoin. Le sphinx posait aux esprits perplexes des questions embarrassantes, sous peine de dévorer ceux qui ne pourraient les résoudre : cela lui donne sans doute peu de titres à la reconnaissance ; il n’est pas moins vrai qu’il mettait en éveil et suscitait la sagacité des Œdipe. Les problèmes posés par le sphinx socialiste sont d’une nature moins oiseuse, mais non moins pressante. Nous ne prétendons pas que la science seule puisse les résoudre, sans le concours d’autres forces sociales, du moins elle y a sa part ; elle peut contribuer à donner à la société la perception claire et le sentiment ferme de son droit. Ce droit, il faut que cette société, trop hésitante dans ses convictions, non-seulement n’en doute pas, il faut qu’elle ne paraisse pas en douter. C’est à ce prix quelle trouvera l’énergique sagesse dont elle a besoin pour se maintenir et pour continuer à se développer dans les conditions d’une vie régulière.


HENRI BAUDRILLART.