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intimement mêlée à ses idées de gratuité » de papier-monnaie, et les efforts qu’ont faits ses disciples pour l’élucider et la rapprocher des conditions de la pratique ne semblent guère l’avoir rendue plus applicable.

On fait un mérite à M. Proudhon d’avoir combattu les théories d’accaparement universel par l’état, d’avoir eu le sentiment très vif des droits de l’individu et de les avoir revendiqués avec éclat. Nous ne le nions pas ; mais en quoi s’est-il montré inventeur là plus qu’ailleurs ? En quoi peut-on dire qu’il ait légué aux générations une idée quelconque ? Une nombreuse école de publicistes et d’économistes avait avant lui enseigné l’individualisme. Que lui appartient-il en propre ? La négation même des droits et des attributions de l’état, la fameuse an-archie, c’est-à-dire le plus chimérique des paradoxes. Est-ce là l’idée qu’on croit pouvoir rendre praticable ? Nos sociétés démocratiques n’auraient-elles pas fait, en matière d’initiative individuelle, plus peut-être qu’il n’est raisonnable d’en attendre, si elles s’en tenaient à réaliser le programme de ce minimum de gouvernement recommandé par les Adam Smith, les Jean-Baptiste Say, les Benjamin Constant ?

On ne prétendra pas enfin que M. Proudhon ait inventé davantage l’idée de la suppression de la misère. Tout se réduit encore ici à une exagération. Il a prétendu chasser de ce monde toutes les contradictions avec les souffrances qui en résultent. C’était, en méconnaissant la nécessité du mal mêlé à l’humanité, dépasser le but, et le manquer par là même ; c’était jeter un ferment de plus de trouble et de désunion en présentant aux imaginations aigries et surexcitées un idéal chimérique.

A prendre l’œuvre dans son ensemble, elle, appelle un jugement sévère. Loin de porter dans les sciences économiques un principe supérieur et moral, comme il s’en est flatté, il les matérialise par l’application d’une égalité absolue et brutale. Nous ne calomnions pas le. socialisme proudhonien ; nous reconnaissons, avec l’écrivain qui en a retracé les principaux traits, rattachés à la vie et à la correspondance de l’homme, ce qu’il a de dignité relative, nous dirons même de sévère pureté. C’est l’honneur incontestable de M. Proudhon. Au milieu de tant d’écoles relâchées, il admet l’innéité du sentiment du bien et du mal, il ne réduit pas le devoir à une vague sympathie ou aux calculs de l’égoïsme ; mais il lui refuse toute origine, comme toute sanction ultérieure, dans l’idée divine. Il doit être considéré comme un des inventeurs de cette morale qui veut être indépendante de toute métaphysique spiritualiste. Le monde tel qu’il le conçoit et l’organise est sec et triste : c’est le monde du doit et de l’avoir ; chacun touche régulièrement sa part, et tout