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restent pratiques, même dans la spéculation. C’est dans le ton animé de la discussion, dans le sentiment très vif de l’importance des questions sociales et dans les éloquens hors-d’œuvre que consiste le mérite de cet ouvrage. A l’économie politique proprement dite, il n’a en réalité rien ajouté, et il s’applique à la battre en brèche sans parvenir et presque sans viser encore à remplacer ce qu’il détruit. Nulle devise n’est moins justifiée que celle qu’il met en tête de l’ouvrage : Destruam et œdificabo. Ce livre ressemble véritablement à un champ de carnage. Le pour y détruit le contre, et le contre y détruit le pour. On est étonné, étourdi, déconcerté, la pensée a besoin de se ressaisir elle-même pour se retrouver après une telle lecture. Voilà l’impression d’ensemble, voilà ce qui résulte de cette revue impitoyable de toutes les idées économiques, de tous les principes sociaux. Proudhon ne laisse pas subsister même le socialisme. « Le socialisme, au lieu d’élever l’homme vers le ciel, s’écrie-t-il, l’incline toujours vers la boue. » Et il le convainc d’impuissance et de folie, comme il en accuse l’économie politique et la société elle-même. On n’aurait qu’à extraire telle ou telle page admirable de bon sens et de talent pour la mettre sur le compte d’un écrivain conservateur, l’illusion serait complète.

La correspondance, sans faire disparaître ce qu’il y a de contradictoire dans le procédé de M. Proudhon, bien plus que dans les idées dont il prétend critiquer les antinomies, donne jusqu’à un certain point la clé de cette méthode. Quand il publiait ce livre, il se croyait très avancé dans la découverte de la synthèse, qui, succédant à la thèse et à l’antithèse, devait combler tous les vides à l’aide d’une formule intermédiaire et supérieure. C’est là sa perpétuelle illusion. Il se prend pour un génie créateur en voie de devenir un Newton du monde social ; au fond, il est et il reste partout un pur révolutionnaire incapable de conclure.

Nulle part l’idée divine n’avait été plus violemment prise à partie que dans un chapitre resté fameux sur la Providence. On a bien des fois cité ces pages de scandale dans lesquelles il interpelle Dieu, qu’il nomme « le jaloux d’Adam, le tyran de Prométhée,… un être essentiellement anti-civilisateur, anti-libéral et anti-humain. » Faut-il ne voir là que des blasphèmes, une sorte d’accès de fureur, une rage d’impiété sans réflexion et sans portée ? C’est ainsi que la foule des lecteurs a paru le comprendre. Doit-on réduire cette injurieuse apostrophe à n’être qu’une critique sanglante, comme le prétendent quelques disciples peu contredits par l’auteur de la Vie de Proudhon, de ce qu’ils appellent « le dieu des théologiens ? » Cette explication ne. nous paraît pas plus exacte que la première. Il y a dans tout cela plus de système qu’on ne veut bien dire. Nous